Interview/Emmanuelle Sodji : « J’ai déjà subi des pressions, des attaques et des intimidations pour de sujets qui ne plaisaient pas aux autorités…»

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Interview/Emmanuelle Sodji : « J’ai déjà subi des pressions, des attaques et des intimidations pour de sujets qui ne plaisaient pas aux autorités…»

Depuis début septembre la journaliste et correspondante de TV5 Monde et France24 pour le Bénin et le Togo, Emmanuelle Sodji, s’est vu retirer son accréditation de journaliste par les autorités togolaises. Pourtant habituée à des pressions des officiels, finalement inévitables, elle avoue n’avoir «jamais» subi autant de menaces que celles qui ont précédé le retrait de son accréditation au Togo.

Dans cette interview exclusive, Emmanuelle Sodji revient par ailleurs sur la récente volée de bois vert contre elle, au Bénin cette fois-ci, à la suite de la diffusion d’un de ses documentaires sur des enfants esclaves, sur la chaîne française TF1.

Thisisafrica.me/fr: Depuis le 06 septembre dernier vous êtes privée d’accréditation pour la couverture du Togo pour votre chaîne TV5 Monde. Que vous reprochent concrètement les autorités togolaises?

Emmanuelle Sodji : Les autorités togolaises m’accusent d’avoir favorisé en images l’opposition. Tout est parti de ma couverture, pour la chaîne francophone, TV5 et la chaîne internationale France24, de la manifestation du 19 août dernier, dans le nord de la capitale.

Les images montraient des tirs de gaz, des manifestants en colère et une foule qui tentait d’échapper aux forces de sécurité. Dans les heures suivantes, ces images ont été reprises par des médias internationaux, notamment Al Jazeera, les médias de la sous-région et par les réseaux sociaux.

Le lendemain de la manifestation, je suis allée constater dans les quartiers filmés la veille, le retour au calme. Une bonne partie de la matinée, j’ai maraudé dans ces endroits réputés acquis à cette opposition plus « radicale » et qui avaient connu un mouvement insurrectionnel, le samedi.

J’ai assisté à des scènes que je ne pouvais m’empêcher de filmer, comme celle de cet homme qui marchait seul dans une rue et qui s’est fait embarqué dans un fourgon de police, parce qu’il était habillé en rouge (couleur du PNP [ndlr]).

Ensuite il y a eu cette journée « ville morte », organisée par l’opposition, que je devais couvrir. J’ai commencé à tourner des images vers 11 heures, dans des lieux (ndlr : de la capitale Lomé) réputés très animés, quartiers Assivito, Deckon et sur l’axe Colombe de la paix-Lomé. Lorsque les partisans du pouvoir ont vu circuler ces images, ils m’ont accusé de les avoir filmé à l’aube. Impossible, j’ai quitté la ville de Cotonou, aux alentours de 7 heures du matin, où j’étais en tournage la veille.

Ma couverture de la manifestation organisée par le parti au pouvoir, le mardi 29 août a été aussi vivement critiquée par les autorités togolaises. Elles me reprochent d’avoir traité dans ce sujet un autre factuel qui se déroulait ce jour-là : le procès de la vingtaine de personnes arrêtées lors des événements du 19 août. En effet, j’avais fait une transition en images pour évoquer cette autre actualité du jour. Il m’était journalistiquement impossible de faire l’impasse sur cette actualité judiciaire, de passer sous silence ces événements concomitants. D’ailleurs, dans mon reportage je filme des partisans du président qui déambulent devant le palais de justice pour rejoindre le lieu du grand meeting du parti au pouvoir, sur la plage.

Enfin, il y a eu cette manifestation de l’opposition du 06 septembre. Le même jour, j’étais mobilisée sur une autre marche prévue par des jeunes de la mouvance présidentielle, sur le terrain anciennement SAZOF. A trois reprises, je me suis rendue sur ce site pour tourner. J’y suis allée plusieurs fois car la mobilisation des jeunes prenait difficilement. Résultat : leur marche a été annulée. Ils ont fait un meeting sur place. Pour obtenir une interview d’un jeune militant du parti présidentiel, j’ai dû insister, et c’est à mon troisième retour sur le terrain, que je l’ai obtenue aux forceps.

Qui vous a notifié la décision du retrait d’accréditation et dans quelles conditions?

J’ai été prévenue par la direction parisienne de TV5, le 06 septembre. Cela s’est passé peu après la première diffusion du sujet sur les manifestations de l’opposition et des jeunes de la mouvance présidentielle, sur FRANCE24.

Pour France24, j’ai été prévenue par la direction le lendemain, le vendredi 07 septembre. Ce même jour dans la matinée, peu avant mon retrait d’accréditation FRANCE24, j’avais rencontré Tikpi Atchadam, un des leaders de l’opposition pour une interview pour cette chaîne. En arrivant sur les lieux, je constate d’ailleurs que je suis suivie…

Quelle a été la réaction de TV5 Monde et France24?

La chaîne TV5 n’a pas été surprise puisqu’elle avait déjà reçu des courriers et appels téléphoniques de mises en garde de la part des autorités togolaises. Quant à France24, la veille de la manifestation du 06 septembre, j’ai alerté Paris des menaces que je recevais. Des menaces visant à m’intimider afin que je ne

couvre pas cette manifestation de l’opposition.
Mes directions font tout leur possible pour que je récupère mon accréditation au Togo. Car, rappelons- le encore une fois, je ne fais que mon métier de journaliste. Ayant le goût des mots et surtout le goût de la vérité, je filme des situations qui reflètent les réalités sociales et/ou politiques. Je n’invente rien, hélas!

Interview/Emmanuelle Sodji : « J’ai déjà subi des pressions, des attaques et des intimidations pour de sujets qui ne plaisaient pas aux autorités…»

Va-t-on envoyer un autre reporter pour le Togo ou cherchera-t-on à TV5 et à France24 à faire cesser la décision prise contre vous?

Si l’actualité l’exige, une équipe peut arriver du siège ou de la sous-région pour la couverture des événements d’actualité. Quelle que soit la crise, c’est notre manière de travailler. Dès qu’un pays passe en « lead » tous les moyens techniques sont déployés pour couvrir son actualité. En revanche, et c’est dommage, il n’y aura plus pour le moment des reportages magazines, n’étant plus sur place.

En dépit du retrait de votre accréditation, vous continuez de signer des sujets sur la crise togolaise. Comment vous organisez-vous ?

Je suis évidemment la situation politique togolaise de très près. Je travaille avec une équipe de jeunes très dynamiques, tous unis par une même passion: l’information. Mais je ne peux plus réaliser des reportages magazines, étant interdite de « tournage ».

On a appris que dans un premier temps les autorités togolaises vous ont proposé de l’argent pour acheter votre complaisance. Racontez-nous comment cela s’est passé?

Je n’ai pas besoin de vous raconter une pratique très répandue dans le milieu de la presse et partout ailleurs. La notion de «service gratuit » n’existe pas dans nos pays.

Depuis que vous couvrez le Togo, est-ce la première fois que vous vivez une situation similaire avec les autorités togolaises ?

J’ai déjà subi des pressions, des attaques et des intimidations pour de sujets qui ne plaisaient pas aux autorités mais à ce niveau-là, non jamais. Les journalistes deviennent des cibles faciles lorsque ce qu’ils disent n’arrange pas les protagonistes.

Vous n’avez plus d’accréditation pour travailler au Togo. Cependant vous avez de la famille au Togo. Êtes-vous déjà revenue au Togo voir les vôtres depuis le retrait de votre autorisation ?

Bien sûr, j’y reviens pour des occasions bien particulières, comme des événements familiaux ou rendre visite à mes parents.

En 2015, pendant la présidentielle, c’était plutôt du côté de l’opposition qu’on vous a fait des reproches…

En 2015, j’ai subi des menaces et une campagne d’harcèlements orchestrés par des « talibans » de l’opposition. Peu avant le scrutin présidentiel, je déclarais sur les antennes de TV5 et FRANCE24, que Faure Gnassingbé était le favori du scrutin. Mais, mes pourfendeurs ont oublié de donner les arguments que je développais pour l’affirmer. Je vous rappelle rapidement le contexte de cette élection présidentielle de 2015 ; vous aviez une opposition regroupée au sein du CAP2015 qui, quelques semaines avant la présidentielle, avait effacé de ses revendications, les réformes constitutionnelles qu’elle demandait initialement, ce qui d’ailleurs a provoqué un appel au boycott de ce scrutin par d’autres partis d’opposition et d’organisations de la société civile. Nous avions également un cadre électoral et un scrutin à un tour qui ne pouvaient pas favoriser l’opposition. Au surplus, l’opposition n’avait pas réussi à faire auditer le fichier électoral alors que l’OIF avait déclaré ce fichier impropre à une élection transparente et équitable. Dans ces conditions, Faure ne pouvait qu’être favori. Contrairement à ce que certains ont tenté de faire croire, je n’ai jamais annoncé la victoire de Faure à cette présidentielle à l’antenne, sur France24.

Les chaînes travaillent avec des agences dont les dépêches arrivent toutes les secondes. Une agence annonçait la victoire de Faure sur un tiers du dépouillement, selon une information donnée par la Commission nationale électorale du Togo. Cette information s’est retrouvée à défiler sur nos antennes.

J’ai été très surprise par cette volée de bois vert, qui m’a valu beaucoup de soucis. Cambriolages, harcèlement téléphoniques durant de nombreuses semaines, menaces de mort et obligation d’avoir des gardes du corps lors de mes déplacements.

En dehors de TV5 et France24, nous avons appris le limogeage du Numéro 2 de Canal +, toujours dans le dossier togolais. Quel commentaire faites-vous de cette série de pressions sur les medias français et /ou francophones ?

C’est un leurre de penser que la liberté de presse existe dans les médias de masse. On peut parler d’une collusion entre les pouvoirs politiques, économiques et médiatiques. La France est très mal placée en termes de liberté de la presse. Elle occupe la 39ème position dans le classement mondial, établi par l’organisation « Reporter sans Frontières. Loin derrière le Ghana et l’Afrique du Sud. Depuis quelques années, les grands médias privés sont entièrement contrôlés par des groupes industriels. Comment voulez-vous qu’un journaliste puisse avoir la liberté de dire ou d’écrire quand l’entrepreneur de presse qui le paie est un puissant industriel dont la principale activité est de défendre ses intérêts financiers.

Récemment au Bénin, vous avez dû faire face à une levée de boucliers d’internautes et même de la ministre des Affaires sociales, suite à un documentaire sur les enfants esclaves au Bénin diffusé sur la chaîne française, TF1. C’est quoi la recette pour continuer son travail de journaliste malgré toutes ces pressions ici et là ?

Aujourd’hui, les journalistes sont beaucoup plus vulnérables en raison de la puissance des réseaux sociaux. Pour ma part, je suis profondément éprise de liberté, je l’utiliserai jusqu’au bout dans mon métier. Je préférerais quitter ce métier si j’en étais réduite à relayer la «bonne parole» institutionnelle, associative ou privée. Le journalisme n’a que faire de la complaisance. L’indépendance est la condition principale d’une information de qualité. Évidemment, nous ne pouvons pas plaire à tout le monde. Il y aura toujours des attaques sur des sujets sensibles ou polémiques. Mais, si les populations se détournent de certains médias, c’est parce ce qu’elles ne se retrouvent plus dans le miroir médiatique. Elles ont besoin d’y voir le reflet de leur quotidien, même s’il n’est pas rose. Elles ont besoin de vérité.

Maxime Domegni

Source : This Is Africa

27Avril.com