La crise de la communication semble être le mal des sociétés modernes à l’épreuve du pluralisme. Au regard de la conflictualité que traverse l’espace public, un nouveau paradigme est inventé :la réconciliation. Mais de nombreux dialogues notamment dans le cas du Togo ont échoué à combler les attentes ‘’normatives’’. Faut-il recourir à la réinvention d’une nouvelle « grammaire morale » de la conflictualité ? C’est la préoccupation abordée dans le livre intitulé : « La responsabilité éthique dans les sociétés postcommunicationnelles », qui vient de paraître chez L’Harmatan. Son auteur est Komi KOUVON, Maître de Conférences (Cames) en philosophie éthique et bioéthique, chef du département de philosophie de l’Université de Lomé (UL). Dans une interview accordée à L’Alternative, celui qui dirige l’équipe de recherche Bioéthique et Ethique des Sciences et des Technologie (BEST), après avoir diagnostiqué le mal des sociétés modernes, n’est pas resté indifférent à la situation politique togolaise.
Quelle est la problématique que vous soulevez dans l’ouvrage ?
La problématique qu’aborde le présent ouvrage découle du constat des expériences de la crise de la communication dans les sociétés modernes, identifiées, pour cette raison, à des sociétés postcommunicationnelles. L’action communicationnelle, pratique médiatisée par le langage et soutenue par des institutions et des méta-récits cosmologico-théologiques, vise en effet le maintien ou la restauration de l’intercompréhension nécessaire pour la stabilité des sociétés humaines. Toutefois, l’observation de l’évolution des sociétés modernes indique que la réalisation de l’intercompréhension rencontre des obstacles majeurs. Dès lors, la question se pose en ces termes : comment pouvons-nous espérer, à travers la discussion argumentative, parvenir à l’intercompréhension ?
En quoi consiste la crise de la communication dans les sociétés modernes dont vous parlez ?
La crise de la communication dans les sociétés modernes renvoie manifestement, compte tenu de la dynamique de la modernité que je viens de présenter brièvement, à la difficile réalisation de l’entente entre les hommes dont l’aspiration fondamentale reste cependant le consensus ou l’intercompréhension.
A quoi faites-vous allusion en parlant de la crise de la communication dans les sociétés modernes ?
En parlant de la crise de la communication dans les sociétés modernes, je fais prioritairement allusion non aux différentes formes qu’elle prend ici et là, mais à ce qui la rend possible. Cette crise trouve son origine dans la dynamique même de la modernité qui, du fait du déploiement de la rationalisation, se présente comme le lieu d’effondrement et de déstructuration des repères normatifs théologico-métaphysiques. La maîtrise de la structure du cosmos, de la nature humaine et de l’histoire que rendaient disponible les connaissances métaphysiques, théologiques, religieuses et ancestrales, servait de pilier qui consolidait, dans les sociétés traditionnelles, l’agir communicationnel. Ces piliers métaphysiques, cosmologiques et religieux avaient un pouvoir de guide et d’orientation de la vie des individus et des communautés politiques. Ils construisaient et justifiaient des doctrines et modèles de vie que les individus et les communautés doivent mener. Ce faisant, l’activité consensuelle, dont dépend le vivre ensemble, connaît dans ces types de sociétés moins de difficultés. Celles-ci, même si elles survenaient, sont vite surmontées dans la mesure où les modèles de vie en vigueur étaient efficients et performatifs. En refoulant ces visions métaphysiques, cosmologiques et religieuses du monde, la modernisation rend précaire l’activité communicationnelle.
Tout semble indiquer qu’on assiste, avec la dynamique de la modernité, à une transformation sociale majeure où l’instrumentalité (la recherche de l’efficacité et du succès à tout prix) se substitue aux valeurs d’intercompréhension, d’entente et de consensus. En plus de l’instrumentalité, un autre phénomène social qui fragilise davantage l’activité communicationnelle est l’idéologie individualiste. Celle-ci est certes condition du développement de l’autonomie morale, mais elle conduit assez souvent à l’égocentrisme qui pousse à faire prévaloir les intérêts personnels sur l’intérêt général. Ainsi sous la pression de cette idéologie individualiste, l’agir communicationnel est devenu le lieu des intérêts individuels et catégoriels irréconciliables. Un troisième phénomène social inhérent à la transformation sociale dans la modernité est le pluralisme.
Dans l’ouvrage, vous avez interrogé le projet éthique de la discussion comme gage de l’intercompréhension. Comment peut-on comprendre cette préoccupation ?
Si le présent ouvrage, en considérant les expériences de la crise de la communication, interroge le projet de l’éthique de la discussion, c’est que des philosophes contemporains à l’instar de Jürgen Habermas et de Karl Otto Apel ont estimé que l’espoir de l’humanité pour réaliser l’intercompréhension réside dans la discussion argumentative. Aussi s’emploie-t-on à reconstruire les conditions idéales et réelles devant rendre possible entre les hommes si divers l’entente. La discussion est de ce fait la manière raisonnable de procéder dans un contexte de pluralisme pour éviter que ce dernier ne soit source de conflit et de violence. L’éthique procédurale de la discussion postule que, dans les sociétés contemporaines pluralistes où la base de validité religieuse et métaphysique des normes est dépréciée, la seule manière (la bonne procédure) d’établir des normes valides et susceptibles de trouver l’assentiment de toutes les personnes concernées est la discussion. La discussion est une activité communicationnelle dont la finalité est la restauration de l’entente.
Mais pour que la discussion conduise à l’intercompréhension, il faut certaines conditions, notamment la vérité, la légitimité et la sincérité. En somme, le sujet qui parle prétend à la vérité de ce qu’il affirme ou dit à propos de la réalité, à la légitimité des actes qu’il pose et à la sincérité ou à l’authenticité de l’expression de son expérience subjective. Ces conditions sont ainsi des attitudes que les sujets doivent adopter dans la discussion. On peut ajouter à ces conditions la publicité de l’accès aux débats (les discussions sont inclusives et publiques. En principe, nul ne peut en être exclu ; toutes les personnes susceptibles d’être concernées par la décision prise ont des chances d’y accéder et d’y participer), l’absence de contraintes externes et internes (les participants sont souverains en ce sens qu’ils ne sont liés qu’aux conditions communicationnelles et règles procédurales de l’argumentation), la force du meilleur argument (les discussions s’effectuent sous forme argumentée).
Toujours dans l’ouvrage, vous semblez soupçonner un mal dans les sociétés postcommunicationnelles. Qu’en est-il au juste ?
J’ai suggéré l’idée de sociétés postcommunicationnelles pour désigner l’évolution paradoxale des sociétés modernes où les promesses de l’intercompréhension par la discussion argumentative ne sont pas tenues. Il y a une dialectique entre la communauté idéale de communication et la communauté réelle de communication. Le dissensus est la marque réelle de l’interaction communicationnelle dont la finalité est pourtant le consensus. Le dissensus apparaît ainsi comme le mal communicationnel qui contredit l’aspiration au consensus par la discussion.
Que peut-on comprendre par la transcendance de la responsabilité ?
L’analyse de la crise de la communication conduit, sur le plan rationnel et théorique, à la transcendance de la responsabilité dans l’activité communicationnelle. Pour être performative, la communication a besoin de prendre appui sur l’éthique de la responsabilité. La responsabilité signifie ici l’impossibilité pour le sujet de se replier sur soi, de se dérober à l’appel de l’autre qui me regarde et me parle. Elle signifie allégeance à l’autre dont le dire est une interpellation et une mise en question de mes certitudes. Elle est ainsi le contraire de la rigidité du moi à s’enfermer dans son égoïsme. L’appel qui me vient à travers la parole qu’incarne l’autre qui me regarde implique une réponse de ma part et non une indifférence. Pour être authentique, la communication requiert une inversion de l’intéressement, du conatus essendi des étants, qui se traduit par l’indifférence, l’égoïsme, la guerre, la domination de l’autre, des formes variées de l’individualisme mal assumé. Par conséquent, entrer dans une relation de communication, c’est autrement qu’être, c’est -à- dire s’arracher à soi pour être pour l’autre. A ce titre, la communication est le désintéressement même ou la reconnaissance de la priorité de l’autre sur le moi. Il est le lieu où le moi s’incline pour ainsi dire devant le visage d’autrui, dans son double statut du transcendant et du vulnérable. Il en résulte que la communication est responsabilité qui innerve et consolide l’argumentation.
L’ambition de l’ouvrage est par conséquent de repenser l’activité communicationnelle à la lumière de l’éthique de la responsabilité. En faisant de la responsabilité pour autrui l’idée régulatrice de l’interaction communicationnelle, l’ouvrage renouvelle notre représentation de l’intercompréhension par la discussion argumentative. L’enjeu éthique et politique de cette réflexion est la consolidation du débat public démocratique dans les sociétés postcommunicationnelles.
A la lumière de votre thèse, quelle lecture faites-vous de la crise togolaise ? Faut-il mettre en cause l’éthique de la responsabilité pour autrui ?
Avant de répondre à la question relative à la crise togolaise, j’aimerais faire une remarque. La philosophie est souvent l’objet d’une critique infondée qui l’assimile à une activité abstraite, éloignée des préoccupations et des besoins réels des hommes et des sociétés. Aussi la considère-t-on comme une connaissance inutile. Contrairement à cette réception de la philosophie qui n’est pas neutre, il faut faire observer que la philosophie est fondamentalement sociale et peut être définie comme l’analyse des questions sociales. Elle a pour but d’identifier dans l’évolution des sociétés les pathologies sociales qui entravent l’épanouissement des hommes et des sociétés. C’est dire que les besoins des hommes et des sociétés ne se ramènent pas uniquement aux besoins d’ordre matériels. L’évolution souhaitée de la société vers plus de bien-être, de justice et de paix reste aussi réelle que les autres besoins matériels.
L’une des fonctions de la philosophie est d’analyser les crises sociales et d’indiquer les perspectives d’avenir pour que l’aspiration réelle des hommes vers le bien-être, la justice et la paix ne soit pas vaine. C’est dans cette optique que la crise togolaise m’intéresse. Je peux dire que le programme de l’éthique procédurale de la discussion est un enseignement qui se donne au parcours licence au Département de Philosophie de l’Université de Lomé. Une des questions que j’y aborde avec les étudiants est celle-ci : peut-on vraiment parler de dialogue et partant, d’échec du dialogue quand les acteurs s’inscrivent dans la logique de l’instrumentalité et de la stratégie et non dans celle de l’intercompréhension ?
Par cette question, on peut admettre aisément que la crise n’est pas surprenante quand l’instrumentalité et la stratégie se substituent à l’intercompréhension dans l’agir communicationnel. On ne peut espérer surmonter une crise avec des caricatures de dialogue où les conditions de vérité, de légitimité et de sincérité sont absentes. S’inscrire dans la logique de l’instrumentalité et de la stratégie ne revient pas seulement à contourner le dialogue ; c’est aussi et surtout faire preuve de déficit de responsabilité pour autrui. La vérité du dialogue, c’est la responsabilité.
Source : www.icilome.com