Grand reportage : Kara, la ville « présidentielle », la ville de misère…

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Après Lomé la capitale du Togo, Kara reste sans nul doute l’une des villes les plus connues du pays. Chef-lieu  de la Région dont elle porte le nom, la ville de Kara est située à 400 km environ au nord de Lomé. Historiquement, Kara est à l’origine une extension du village de Lama près d’un pont traversant la rivière Kara, construit par les Allemands, d’où son appellation originelle Lama-Kara. La ville est au pied du massif montagneux du pays Kabyè. La particularité de cette agglomération est qu’elle a «donné» la famille présidentielle (Gnassingbé) qui régente le Togo depuis un demi-siècle.

Peuplée de près de 150 mille habitants, cette municipalité Kara est également riche en patrimoine culturel comme l’attestent les nombreuses fêtes traditionnelles dont les luttes Evala qui se déroulent chaque année en juillet. L’université de Kara, le CHU, les hôtels hissent cette cité au rang des villes togolaises, qui, a priori, devrait donner un cadre de vie idéal aux uns et aux autres. Mais, Kara offre à ses visiteurs, un visage de ville fantôme où  la construction architecturale reste discutable, la vie excessivement chère, les vices en pleine expansion, le déséquilibre des couches sociales remarquable… Kara, cette forteresse « imprenable » du pouvoir togolais, aux multiples facettes, est l’objet de notre  reportage.

La ville présidentielle

Parler de Kara sans faire allusion à la famille présidentielle qui régente la vie politique du Togo depuis des décennies serait faire preuve d’une malhonnêteté intellectuelle impardonnable. La ville s’identifie, ou a pris sa notoriété en partie grâce à la famille Gnassingbé. En effet, l’ancien président togolais feu Gnassingbé Eyadéma, père de l’actuel Faure Gnassingbé, est originaire de Pya, un canton de la Kozah. « Le fait  que la famille présidentielle soit originaire de cette localité a été un atout pour nous. Il y a des réalisations chez nous qui ne se retrouvent pas dans d’autres villes du pays. Des résidences présidentielles, le palais de congrès, une université et bien d’autres choses. Je ne pense vraiment pas que c’est le fruit du hasard. Nous avons également des cadres, fils du milieu, qui ont eux aussi réalisé des choses qui donnent une image plus ou moins agréable de la ville », estime Makitina, la trentaine, natif  du milieu.

D’ailleurs, Kara est considérée comme la deuxième ville du pays. L’aéroport «international» de Niamtougou qui se trouve à quelques kilomètres en est une parfaite illustration. Il n’est pas rare de voir les présidents (l’ancien comme l’actuel) y recevoir de visites officielles, tenir des conseils des ministres et organiser d’autres évènements officiels majeurs.

La tradition en pays Kabyè reste un élément incontournable pour les ressortissants  de cette cité. Chaque année, la seconde moitié du mois de juillet est consacrée aux rites Evala. Fête traditionnelle au départ, l’évènement a pris depuis des dizaines d’années, une envergure politique et internationale, attirant quelques touristes et curieux. L’administration centrale se vide durant des semaines pour l’occasion. Les chefs traditionnels désertent leur palais pour être dans les loges officielles en vue d’assister aux différentes compétitions et autres. Feu Gnassingbé en avait fait une fête « presque » nationale. Son fils a naturellement perpétué la tradition. « Les moments d’Evala sont les meilleurs à Kara. L’affluence est au comble, les hôtels débordés. Tous les cadres de Lomé reviennent à la maison. Kara devient pour quelques semaines la capitale du Togo. C’est une fierté pour nous, même si la différence par rapport au niveau de vie est plus que perceptible. Malgré tout, la tradition a gardé sa sacralité en pays Kabyè », souligne Mèza, résidant du  quartier Chaminade.

Une ville de contrastes

Au-delà de son statut de ville «présidentielle», Kara n’est pas une ville extraordinaire. En dehors de quelques édifices publics comme privés, le reste du paysage présente un visage contrastant. Les routes goudronnées en bon état se comptent sur le bout des doigts. Les quartiers comme Chaminade, Kara Sud, Tchintchinda, Dogoyo, Tomdè, qui sont les plus ou moins présentables, illustrent fort bien une réalité. A côté des châteaux appartenant  à des « pontes » du régime, on retrouve des habitations de fortune où résident les classes déshéritées.

« La conception architecturale même de la ville est à revoir, ou on doit du moins faire quelques aménagements. Les rues qui relient les quartiers entre eux sont quasi impraticables. Après Radio Kara,  Adaboaré, Wakada, il n’y a plus rien. Il faut repenser la construction de cette ville, surtout avec des terres rocheuses qui pourront être un atout si les spécialistes planchent sur cela. Le carrefour Tomdè qui est une référence pour la ville doit abriter au moins une statue symbolique. Récemment, on devrait y ériger la statue d’Eyadéma,  mais avec des manipulations politiciennes, elle s’est retrouvée devant le palais des congrès, alors que cette zone est déjà aménagée », regrette Alphonse, la vingtaine, étudiant en fin de cycle à l’Université de Kara.

Le niveau de vie à Kara, contrairement à ce que l’on pourrait penser, n’est pas du tout aussi enviable. En dehors d’une « minorité » qui vit dans une opulence indescriptible,  en s’offrant une vie de prince, la majorité de la population côtoie « quotidiennement » la misère. « La vie est trop chère ici, alors que rien ne marche comme activité dans la ville. La pauvreté se remarque sur les visages. Il n’est point besoin d’aller fouiller dans les marmites des ménages pour s’en apercevoir. Les activités économiques sont au ralenti. Pourtant, une pièce ne se loue pas à moins  de 8 000F CFA.  Pour avoir un logement plus ou moins décent, il faut alors dépenser 10 voire 15 000F CFA », souligne Hervé. Compte tenu de la pauvreté des sols cultivables dans cette région, la plupart des Kabyè se sont rués vers le sud du pays pour pratiquer l’agriculture, laissant ainsi les terres rocheuses en jachère.

« Il n y a pas d’eau à Kara », darde une dame, la quarantaine, rencontrée près du stade municipal de Kara, avec un bidon de 25 litres rempli d’eau. Cette dame, comme la plupart des autres, souffrent avant de trouver de l’eau potable. La vétusté des installations de la TdE (Togolaise des Eaux) conjuguée à la qualité approximative des forages privés dans les maisons, fait qu’il faut s’armer de patience avant de trouver ce liquide vital. « Les puits sont rares ici dans les maisons, et c’est pour cela que ceux qui ont les moyens, recourent aux forages. Mais là aussi, la qualité de l’eau n’est pas irréprochable », renchérit Abalo.

Le problème de l’électricité est très récurent à Kara. « Ici, on coupe le courant presque quotidiennement. Le jour où on n’est pas privé de l’électricité, on rend grâce à Dieu. Cette situation a des répercussions sur nos activités car l’énergie électrique reste au cœur de tout. Si on ne l’a pas, on ne fait rien», évoque un tenancier de bar.

L’université, le CHU, le stade municipal

Une ville, ce sont des infrastructures tant publiques que privées qui la déterminent. Kara est la seconde ville du Togo qui abrite une université publique à part celle de Lomé. Créée en 1999 par feu Gnassingbé Eyadéma, l’Université de Kara (UK) peine à prendre ses marques. Si la qualité de l’enseignement n’est pas remise en cause, les conditions de vie et d’études des étudiants restent des plus misérables.

« Aux premières années de sa création, les difficultés étaient moindres. Mais actuellement avec le nombre pléthorique d’étudiants, c’est un véritable enfer. Pour trouver une place assise et suivre les cours, c’est un véritable parcours du combattant. La majorité des étudiants les suivent en dehors des amphithéâtres qui ne sont que de nom. Même avec la création du Campus Nord l’année dernière et l’ouverture de la Faculté de médecine, la situation ne s’améliore guère. La Flesh, qui est l’une des facultés les plus peuplées, ne dispose pas d’agora. Outre ces difficultés, l’UK ne dispose pas de latrines. Il faut payer 10F CFA quelque part avant de se soulager. Pour la connexion Internet afin de pouvoir faire des recherches, un projet d’installation de Wifi sur le campus est en cours, mais visiblement cela traine », décrit Mèyé, étudiant en 2ème année de sciences politiques.

Le CHU Kara, comme les autres centres hospitaliers du Togo, est un véritable mouroir. Seul centre de référence dans la région, cette structure n’offre pas toutes les garanties à ses visiteurs (patients) de ressortir dans des conditions meilleures que celles dans lesquelles ils étaient arrivés. Situé non loin du palais des congrès et de la Caisse nationale de sécurité sociale, le CHU Kara présente un visage hideux où règne une malpropreté flagrante. Pourtant, on s’aperçoit qu’il regorge plus d’agents de ménage que de personnel soignant. « Cela est dû au « mendèfrèrisme » (népotisme), à des récompenses pour militantisme et à des combines de tout genre », peste une sage femme.

« Il y a un manque criard de médecin ici. Il y a quelques jours, j’ai été témoin d’un évènement qui m’a beaucoup marqué. La femme d’un ami devrait accoucher ici, alors qu’elle nécessitait une césarienne. Mais curieusement, toutes les trois assistantes qui devraient s’occuper d’elle sont en congé. C’est moi qui ai finalement, grâce à mes contacts, supplié une parmi elles qui est venue nuitamment sauver la dame, et elle garde toujours les séquelles de cette opération tardive », raconte un infirmier d’un autre centre de santé de la localité. Le CHU Kara ne dispose que d’un seul gynécologue, d’un scanner qui ne fonctionne presque jamais. « Parfois les scanners se font à Lomé et il faut dépenser plus de 150 000 FCfa pour les frais d’ambulance et autres », rajoute l’infirmier.

Le stade municipal de Kara est à l’image de la ville. Pour une grande ville comme Kara, avec cette batterie de cadres et de ressortissants qui vivent comme des princes de « Doha », disposer d’un tel stade est une honte. Les tribunes sont dans un état de délabrement repoussant alors que la pelouse ressemble fort bien à un champ de tirs à Alep en Syrie. On se demande par ailleurs comment les joueurs d’Asko de Kara se démerdent pour y jouer les matches du championnat national de D1. Pourtant, la mairie a construit des boutiques avec des conteneurs tout autour du stade et qui rapportent beaucoup d’argent à la municipalité. Malgré tous les « nouveaux riches » dont dispose la ville, personne n’est prêt à offrir un terrain synthétique d’à peine 150 millions FCFA.

Kara et les vices

La ville de Kara et le vice font bon ménage. Elle  est sans doute l’une des plus vicieuses du Togo. Dans cette localité, les hôtels, bars, chambres de passage encore appelés « ambassades », etc. pullulent un peu partout. La floraison de ces cadres favorise la prostitution sous toutes ses formes dans le milieu. Les travailleuses de sexe qui s’exposent en pleine nuit se retrouvent dans des coins chauds comme Lufthansa et autres. Les étudiantes, parfois en quête de moyens de survie, s’adonnent malgré elles à cette pratique. « En période d’Evala, il se passe des choses terribles ici à Kara. Les filles parmi lesquelles des femmes mariées courent derrière ceux qui sont venus d’ailleurs. Parfois, il y en a qui s’en sortent avec une fortune, sans oublier l’autre revers de la médaille : grossesse indésirée, VIH-SIDA », explique Kondo.

A  Kara, où la population est assez cosmopolite, on adore boire. Mais en dehors de la bière de la BB, les gens préfèrent la boisson locale. « Tchoukoutou », « Kablèmissine » ou « Lossomissine », c’est selon. Moins chère, elle est consommée « sans modération » par les couches sociales. Faite à base du mil cultivé localement, cette boisson reste un des produits qui distinguent cette ville. « Le mil est nutritionnel », estime tout en sourire un inconditionnel du « Tchouk ».

Région militarisée avec le Camp Gal Ameyi, des camps de gendarmerie, de police et autres, Kara est l’une des villes les plus sécurisées. Le banditisme de grand chemin est pratiquement inexistant, il arrive parfois où les forces de l’ordre sont requises mais, elles  arrivent souvent très tard pour constater les dégâts.

Kara est une ville bien connue au-delà du Togo grâce en partie à la famille présidentielle qui est originaire de cette localité. Mais si on parcourt un peu cette localité, on n’y trouve rien d’extraordinaire, si ce n’est le palais des congrès et quelques résidences présidentielles, sans oublier les « châteaux » construits par les membres de la minorité et qui sont malheureusement mitoyens des taudis où croupissent, sous une misère généralisée, la plupart des populations. Malgré tout, ce bastion (sic) du parti présidentiel reste pour l’heure imprenable…

Shalom Ametokpo, de retour de Kara

Source : Liberté No. 2350 du 09 janvier 2017

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