Bonjour M. Edem Kodjo, La RDC a connu il y a quelques semaines un processus électoral particulier, vous avez été facilitateur de cette crise pour le compte de l’UA. Est-ce la victoire du peuple congolais ou celle de Joseph Kabila ?
Oui, c’est indubitablement la victoire du peuple congolais. La preuve, les Congolais se sont réjouis dans la capitale Kinshasa et dans les différentes provinces. Ils apprécient le dénouement paisible du processus et la paix qui règne actuellement dans le pays.
Mais c’est également la victoire de Joseph Kabila qui a eu raison un peu contre tout le monde. On disait qu’il n’allait pas rendre son tablier, il l’a rendu ; qu’il allait imposer son candidat ; celui-ci n’est arrivé qu’en troisième position et personne n’a été inquiété; qu’il allait s’accrocher au pouvoir, il n’en fut rien. On parle d’un deal avec l’Opposition ? Je n’en sais rien. Toujours est-il qu’il est rentré dans l’Histoire en faisant triompher l’alternance depuis 60 ans.
Et pourtant la France, les USA, la Belgique et même l’UA ont mis en doute les résultats proclamés par la CENI, dénonçant sans le dire ouvertement un deal entre Joseph Kabila et Felix Tshisekedi au détriment du vrai vainqueur Martin Fayulu.
C’est bien ce que nous avons tous constaté. C’est une élection qui n’a laissé personne indifférent. Aussi bien les grandes puissances que les petites. Tous ont défendu la démocratie sous les tropiques. Les Congolais nous ont proposé un modèle de sortie de crise. Est-ce le résultat d’un deal ? Seule l’Histoire nous le dira. On peut au moins se réjouir que l’apocalypse n’ait pas eu lieu comme on le prévoyait de toutes parts.
En dehors des élections et des relents que cela suscite, il faut aussi, en tant qu’Africain, garder à l’esprit que nous sommes face à un pays-continent, de 2.300.000km avec deux fuseaux horaires et un sous-sol gorgé de métaux et de minerais aussi précieux les uns que les autres et que l’on ne trouve nulle part ailleurs sur terre. Autant de spécificités qui suscitent naturellement appétit et convoitise, ce qui ne met pas ce géant d’Afrique hors de portée de surprises diverses. Les prédateurs sont à l’affût.
Comment peut-on comprendre le raz-de-marée du parti de Kabila aux législatives alors que le candidat du pouvoir pour la présidentielle est arrivé troisième ?
Les législatives demandent une attention individuelle de chaque candidat sur son sort personnel. Les deux campagnes ayant été menées simultanément avec toutes les incertitudes annoncées, les candidats se sont-ils plutôt concentrés sur leur propre élection ? Allez savoir. J’ai aussi remarqué que la majorité avait commencé sa campagne dans les provinces déjà pendant le dialogue.
La CENCO que vous connaissez bien a déployé environ 40 000 observateurs, et selon elle, Félix Tshisekedi n’est pas le vrai vainqueur de ce scrutin.
Comme le dit le Président Tshisekedi lui-même, il attend toujours les preuves de ces allégations. La CENCO s’était mise dans une situation de concurrence avec la CENI (ce qui n’est pas admissible) et avait pris les devants pour annoncer un vainqueur. Elle a finalement reculé sur la question. Il faut disposer de beaucoup de moyens pour envoyer 40.000 observateurs sur le terrain. Cette position, plus les interventions intempestives venues de l’extérieur, ont failli faire exploser le Congo; mais heureusement que les Congolais ont su raison garder.
Lors d’un sommet extraordinaire sur la RDC tenu le 17 janvier à Addis- Abeba réunissant une dizaine de chefs d’Etat, l’UA par la voix de son président Paul Kagamé, a émis de sérieux doutes sur les résultats et invité la Cour constitutionnelle à s’abstenir de les proclamer ; une injonction vite rejetée par Kinshasa. Paul Kagamé est-il allé trop loin, selon vous ?
Le Secrétaire Général des Nations-Unies, M Antonio Gutierrez déclarait à juste titre qu’il ne s’agissait ni d’un organe ni d’un département de l’Union Africaine. C’était une réunion de Chefs d’Etat membres de l’organisation choisis par le Président en exercice, ce qui ne lui conférait pas une autorité réglementaire automatique pour soutenir légalement une telle décision. La preuve, non seulement la RDC ne s’y est pas reconnue, même l’ONU où la question fut portée devant le Conseil de Sécurité n’y a pas adhéré non plus.
Dans une Tribune publiée le 1er février dans le journal ‘’Le Monde’’, Mo Ibrahim et Alan Doss Président de la Fondation Koffi Annan, parlent de la défaite de la démocratie, réclament toujours la vérité des urnes et en appellent à l’émergence d’une transition crédible et respectueuse de la volonté démocratique. Avez-vous pris connaissance de cette Tribune et que pensez-vous de cette démarche ?
C’est à l’honneur de ces deux personnalités de défendre la démocratie jusqu’au bout. Et il y a du travail à cet effet sur le continent. Mo Ibrahim apporte une contribution appréciable à la question de la gouvernance sur le continent et il y met beaucoup d’efforts et de moyens. Le défi est d’arriver à mettre sur pieds une Commission électorale supranationale capable d’être un véritable recours dans une situation comme celle-ci.
Finalement lorsqu’on analyse le processus électoral en RDC, les doutes sérieux qui planent sur les résultats, à quoi servent les élections en Afrique si l’expression populaire doit être travestie par des fameuses Commissions électorales dites souvent indépendantes ?
S’il n’y avait pas d’élections, qu’y aurait-il à la place ? Des régimes centenaires et univoques ? Nous devons à chaque fois remettre l’ouvrage sur le métier jusqu’à ce que nous soyons un jour satisfaits. Avons-nous sauté trop vite à pieds joints sur des modèles de structures gouvernementales en déphasage avec notre culture ? Force est de constater qu’après soixante ans d’indépendance, la greffe n’a pas encore pris et qu’il faut faire d’avantage, notamment dans la partie francophone du continent. Nos intellectuels ont-ils suffisamment réfléchi ? Nos juristes ont-ils vraiment fait leur part du travail ? Avons-nous pris la mesure des enjeux ? Les élections seules suffisent-elles pour obtenir un atterrissage en douceur dans des pays où un régime est installé depuis de longues décennies ? Ne faut-il pas devant certains cas, un peu plus de lucidité et d’humilité ?
Il me semble qu’il nous reste encore beaucoup de réflexions à mener dans ces domaines.
Lors d’un grand meeting de la coalition Lamuka le 2 février à Kinshassa, Martin Fayulu a rejeté la main tendue de Felix Tshisekedi et appelle ses partisans à la résistance pacifique. La RDC n’est pas au bout de ses peines ?
Le Congo semble cependant en paix et la capitale Kinshasa semble être déjà passé à autre chose. Les Congolais apprécient que l’Opposition ait gagné les élections et c’est bien qu’il y ait une main tendue. Mon conseil est que cette main reste tendue jusqu’à la fin du mandat. Cela peut être utile.
Vous aviez eu le privilège d’assister à l’investiture du nouveau Président Felix Tshisekedi et ce dernier vous a ensuite accordé une audience. Felix Tshisekedi a-t-il les moyens de réussir sa mission dans un contexte où le clan de Joseph Kabila détient encore tous les leviers du pouvoir ?
Nous avons entendu le nouveau Président exprimer sa volonté de gouverner pour tous les Congolais, mais a aussi dit fermement où se trouvent ses priorités. Donnons-lui le temps de ‘’s’exprimer’’ et de déployer sa vision de la RDC. Nous avons aussi longtemps conféré avec le Président sortant. Nous l’avons félicité et exhorté à continuer son soutien à l’alternance. Le comportement de Joseph Kabila dans cette affaire est une leçon pour bien de dirigeants africains.
Votre mission de facilitateur en RDC a suscité des critiques d’une frange de l’opposition et de la société civile. Quel sentiment avez-vous aujourd’hui après la tenue de ces élections ?
J’ai plutôt l’impression que l’Histoire prend sa revanche. Tous ceux qui ont prétendu détricoter l’Accord du 18 Octobre 2016 pour lui substituer des arrangements particuliers se rendent bien compte aujourd’hui de la profondeur de notre travail et sa capacité à voir loin. Du reste, le peuple congolais ne s’y est pas trompé qui nous a réservé un accueil délirant à la cérémonie d’investiture.
Parlons du franc CFA. Vous êtes un panafricaniste qu’on ne présente plus. La question de cette monnaie est revenue encore au-devant de l’actualité ces jours-ci avec les dirigeants italiens de l’extrême droite (Mouvement 5 étoiles) qui accusent ouvertement la France de piller l’Afrique francophone. Ne faut-il pas régler définitivement cette question du francs CFA?
Je suis intervenu longuement dans vos colonnes sur ce sujet. Il serait utile de renvoyer vos lecteurs à cet article de fond, mais ma position n’a pas changé. Créons comme convenu l’Eco, c’est-à-dire la monnaie de la CEDEAO et le CFA cessera d’exister. Ce débat est certes utiles mais attention, il peut aussi cacher ou empêcher un autre plus important, celui du manque de volonté politique de la part de nos leaders pour créer une monnaie commune qui dépasserait le cadre étroit des 8 pays de l’Union Economique et monétaire de l’Afrique de l’Ouest (UEMOA) qui a en partage le Franc CFA. Nous sommes au moins à quatre rendez-vous manqués. Le prochain rendez-vous est pris pour 2020. Il faut veiller à ce que cela tienne et la mobilisation pour cette échéance me paraît plus importante. Les experts disent qu’il y a peu de chance que l’échéance de 2020 soit respectée. Alors on en fixe encor une autre, 2022. Et puis quoi après ? Il faut bouger sur ce dossier.
Le 28 novembre 2017 lors de son passage à Ouagadougou répondant à une question d’un étudiant, Emmanuel Macron le Président français a déclaré que les Africains sont libres de quitter la zone CFA. Visiblement depuis deux ans, aucun chef d’Etat africain ne veut franchir le Rubicon. Finalement, c’est l’Afrique qui maintient cette monnaie ou la France ?
Ma réponse à la question ci-dessus répond parfaitement à celle qui suit. Les pays membres de la CEDEAO ont décidé en toute souveraineté de créer une monnaie unique et ont installé des institutions communautaires qui travaillent sur le sujet et donnent souvent des échéances qui ne sont pas respectées. Le jour où ils agiront de façon concrète, cette question ne se posera plus.
Selon les chiffres publiés par le Haut-Commissariat de l’ONU aux réfugiés (HCR), plus de 2260 personnes sont mortes en tentant de traverser la méditerranée en 2018, plus de 3140 l’année précédente, sans compter ceux qui meurent dans le désert. On entend moins l’UA et les autres organisations régionales sur ce drame permanent.
Il est vrai que devant ce drame, on aurait souhaité avoir plus d’échos de nos Etats et de nos organisations régionales et continentales. Au minimum, une tentative d’empêchement de ces candidats à la mort sur chaque territoire national aurait été un signal, montrant que la vie de nos concitoyens a un prix à nos yeux. On me dit que les Etats ne réagissent pas parce qu’ils n’ont pas de travail à leur proposer. Je pense qu’entre la mort et le travail, le choix ne doit pas être si difficile à faire. Il faudra bien une jeunesse bien portante et en vie pour conduire et soutenir la volonté de développement de nos pays.
Vous êtes un afro optimiste. Face aux conflits qui dévastent encore plusieurs pays, le terrorisme qui fragilise les Etats, l’immigration et ses conséquences, les élections contestées débouchant sur des conflits, peut-on continuer à croire à ce continent convoité par toutes les puissances extérieures ?
Si le continent est convoité, c’est bien parce qu’il inspire de l’optimisme aux autres. C’est bien parce qu’ils voient tout ce qu’il a à offrir et ne sous-estiment pas son avenir. Malgré les conflits et le terrorisme, l’Afrique est une force qui va et rien ne pourra l’arrêter.
Vous ne vous exprimez pas souvent sur les affaires de notre pays; et pourtant la situation est difficile, voire dramatique. Depuis les dernières élections, un voile d’incertitudes et d’obscurité semble planer au-dessus de nos têtes. Consentirez-vous à nous livrer votre évaluation de la situation ?
Oui ! C’est avec une profonde tristesse que je suis l’évolution politique de notre pays. On a beau se tenir en marge et choisir de ne plus se mêler de politique politicienne mais on se rend compte que le pays est là ! On n’en a pas trente-six, il n’y en a qu’un. Et son destin nous poursuivra et nous accompagnera toujours. En réalité, je ne me suis jamais désintéressé du sort de la Nation. Me connaissant, vous savez que c’est impossible. Des échos me parviennent de ci, de là que « PAX AFRICANA », ma Fondation ne s’intéresse qu’aux autres pays du continent et ne dit jamais rien sur le Togo. C’est un peu normal, elle a été essentiellement créée pour cela. Ce qui ne veut pas dire qu’elle se désintéresse du Togo.
Mais pour revenir à l’essentiel, je dois vous avouer que je suis profondément inquiet sur l’avenir du Togo. Le combat pour la démocratie et l’alternance mené depuis 1990 ne semble pas aboutir jusqu’à ce jour. Il faut consacrer une réflexion approfondie aux causes de cette étrange situation. Vous savez, la situation actuelle de notre pays a été aggravée par les événements du 19 Août 2017. Devant ces événements, une analyse sans complaisance s’imposait. Au lieu de cela, une réaction inappropriée prévalut. L’option sécuritaire l’emporta. On a pensé qu’il suffisait de maintenir l’ordre par la répression.
Une attitude plus ouverte, je dirai plus politique, c’est-à-dire plus tournée vers le dialogue aurait permis de désamorcer la crise mais ce ne fut pas le cas.
On se souviendra que dans une déclaration du 20 Octobre de cette année-là, j’avais proposé qu’une sorte de médiation initiée par des Togolais, prévale pour prendre à bras-le-corps, la problématique du mal togolais. Je proposais d’en être partie car après tout, nous sommes mieux placés que quiconque pour penser, poser et résoudre nos problèmes avec ce privilège de connaître tous les acteurs. Je connaissais et je connais toujours, au moins une douzaine de compatriotes de tous bords, capables de s’asseoir et de faire avancer notre cause commune.
On préféra la facilitation de la CEDEAO qui s’est révélée désastreuse et je pèse bien mes mots. Désastreuse, j’ai bien dit. L’impression prévaut que cette institution n’a pas fait grand cas du sort et des attentes du Peuple Togolais. Elle n’a proposé que des solutions boiteuses, inappropriées et iniques. Comment peut-on fixer une date pour des élections alors que la feuille de route acceptée de tous, indiquait comme préalable à toute consultation électorale, l’adoption de réformes… j’y perds mon latin.
Aujourd’hui, le mal est fait.
Que devons-nous faire face à cette situation ?
Nous devons être réalistes. Ce qui manque à nos concitoyens, c’est le sens du réalisme. Il convient d’aborder nos problèmes avec beaucoup de courage et de sens pratique. Foin de rodomontades, de vociférations, de proclamations, d’injonctions, de ratiocinations…
Je suis persuadé qu’aujourd’hui, l’alternance est une chose partagée par la très grande majorité des Togolais. Il y a ceux qui l’avouent, il y a ceux qui le pensent intimement. Mais si l’alternance devait signifier la victoire d’un camp sur l’autre, elle ne se réalisera pas. N’ayons pas peur de nous dire crûment la vérité. Une preuve ? Les élections législatives unilatérales ont donné la victoire au camp présidentiel, mais cette victoire à la Pyrrhus ne sert à rien, ne résout rien. Il en est de même lorsqu’on considère le mal togolais dans sa globalité.
L’espérance d’une victoire totale d’un camp sur l’autre est une chimère. Il faut trouver le moyen d’aboutir à un consensus voire un ‘’pacte national’’ que des élections transparentes et équitables viendraient consolider.
N’est-ce pas la leçon que les Congolais de la RDC viennent de nous donner en acceptant une coopération entre anciens et nouveaux pour le seul bien du pays ?
Je connais personnellement au mois une douzaine de Togolais de tous bords, des patriotes, qui peuvent en dehors de toutes considérations partisanes, s’asseoir, parler, réfléchir et proposer des solutions à nos problèmes. Il faut qu’on les y encourage.
Nous devons chercher la vérité entre nous, nous donner des garanties mutuelles, avoir le courage sinon d’oublier, du moins d’oblitérer le passé, d’aborder les rivages du ‘’Grand Pardon’’ qui a été si mal compris et méprisé dans le passé mais qui remonte, remonte, remonte à la surface.
Il y aurait bien d’autres choses à dire. Le cadre de cette interview ne suffit pas.
Votre mot de fin
Que Vive l’Afrique, Messieurs !
Je vous remercie-
Source : icilome.com