Chaque individu, dès sa naissance, appartient à un groupe, une communauté ou encore un clan. Ces derniers peuvent être identifiés par des signes ou cicatrices qu’ils font porter à l’individu qui, comme on le dit, devient leur produit. Jean-Marie Adiaffi, écrivain ivoirien, l’exprime si bien à travers son œuvre intitulée Carte d’identité : « Ta carte d’identité! ! Ta carte d’identité ! Qu’est-ce que c’est que cette histoire de carte d’identité ? Regardez-moi bien. Sur cette joue, cette marque que vous voyez, c’est ma carte d’identité. J’ai sur mon corps d’autres marques qui concourent à la même démonstration. Tout ici constitue ma preuve et ma carte d’identité. Puisque tout ici atteste ce que je suis, qui je suis».
La scarification est une incision cutanée pratiquée sur la peau (le plus souvent au visage) qui laisse des cicatrices destinées à symboliser l’appartenance à un groupe, une ethnie ou à un clan. Bien avant notre siècle, les scarifications ont existé et traversé le temps. Selon Didier Apeto, Anthropologue à l’Université de Lomé, les Africains se faisaient des marques ou des scarifications pour contourner l’esclavage. « A partir du XVIe siècle, nos parents marquent leurs enfants pour échapper à la chasse des négriers. Ces derniers se détournaient des personnes portant des marques sur le visage et sur le corps. Ils ne les apprécient pas, et donc ne les acceptent pas dans leurs ‘’marchandises’’», a-t-il expliqué. C’est cette tradition que, ajoute-t-il, les parents ont gardée jusqu’à ce jour en faisant marquer leurs enfants.
Au Togo, on rencontre plusieurs ethnies dont les membres portent des scarifications. Celles-ci diffèrent d’une ethnie à une autre. Notre recherche nous a permis de découvrir ce qui se fait chez les Kabyè, les Tems et les Pédah (ethnie appelée communément 2 fois 5).
Les scarifications chez les Tems
On retrouve plusieurs clans chez les Tems. A en croire Saïbou Azizou, chercheur sur la culture tem, c’est ce qui donne un sens et toute la richesse aux cicatrices que portent les membres de chaque clan. « Selon la culture tem, la scarification sert à reconnaître les clans, à travers les enfants. Ainsi, même éloigné de la terre qui l’a vu naître, un enfant peut être facilement reconnu. Et l’on évite des questions du genre : « Tu es de quel clan ? » », a indiqué Saïbou Azizou. Les Tems sont plus exigeants dans la scarification des filles que pour les garçons. Pour cette communauté, la gent féminine est susceptible de perdre les traces de ses origines, puisqu’elle est amenée à se marier avec un homme d’une autre ethnie. Les Tems, contrairement à d’autres ethnies, n’ont pas besoin de rituels ou d’initiations pour se faire cicatriser. Il faut seulement ces marques en signe d’appartenance à un des clans qui composent le peuple Tem. Saïbou Azizou, lui-même du clan Mola, explique : « Les Molas se reconnaissent par quatre cicatrices larges et profondes qui partent de la tempe au menton avec une autre oblique sur la joue. Chez les Tourés, un autre clan, ce sont les mêmes cicatrices, mais au nombre de six. A la différence que celles-ci sont fines. Les Tchokossis (ceux qui sont restés longtemps avec le peuple et qui sont devenus partie intégrante de ce peuple, car une grande partie est restée à Mango), ont de petites cicatrices au coin des lèvres à l’image des moustaches des chats. Les Mendès, quant à eux, ont une large cicatrice au front; les Kolis, trois au niveau des oreilles; et les Sandous, trois verticales sur chaque joue ». Rien qu’à voir le visage d’un Tem, il affirme reconnaître le clan auquel il appartient. « Je connais le clan de mes frères que je rencontre ici à Lomé, juste à regarder leur visage», confie-t-il, sûr de lui.
Une personne peut porter les cicatrices de deux clans différents. Lorsqu’un enfant est abandonné (généralement dans la brousse), la personne qui le retrouve lui fait des cicatrices de son clan bien qu’il porte déjà une marque. Celui qui l’a retrouvé le considère désormais comme appartenant à son clan. « Il arrive des fois que deux personnes retrouvent un enfant au même moment. Alors celui-ci portera les cicatrices des clans des deux. Ce rituel est exécuté afin de conjurer la mort qui frappe les enfants d’une même femme », fait-il savoir. Toutes ces scarifications, à l’en croire, font la fierté des anciens de ces clans qui cherchent toujours à les perpétuer, malgré la résistance à laquelle elles sont confrontées par le fait de la modernisation.
Si les Tems ne font appel à aucun rite initiatique pour faire porter des cicatrices à leurs progénitures ou membres de leurs clans, les Kabyè, eux, accordent une grande importance au sens rituel que portent les scarifications.
Les Kabyè et les scarifications
Les scarifications sont beaucoup coutumières en pays kabyè. Elles reviennent surtout lors des cérémonies d’Evalo (pour les garçons) et Akpema (pour les filles). Il est à noter d’emblée que chez les kabyè, bien que l’enfant porte le nom de son père, c’est à la lignée de sa mère qu’il appartient. « Parce que le père de l’enfant ne fait rien sans l’aval de l’oncle maternel. En gros, en pays Kabyè, il n’y a pas un oncle paternel. Ce que l’on appelle souvent oncle paternel, en pays Kabyè, ce ne sont juste que des frères ou grands frères. Les oncles, c’est du côté de la mère et il faut faire attention, puisque, tous ceux qui sont âgés que votre mère ne sont pas vos oncles. Ce sont vos grands-pères ou vos grands-mères. Les oncles ou les tantes, eux, sont tous ceux qui ont un âge inférieur à votre mère », explique Akezou-Lelou, Journaliste-Animateur à radio Lomé, Chercheur sur la culture kabyè.
Cependant, c’est le père qui exprime le désir de faire scarifier son enfant. Et il laisse le soin à l’oncle et à la tante de s’en occuper, tout en prenant en charge les dépenses y afférentes. A l’origine, ce sont des cauris que le père donne aux oncles et tantes pour aller acheter des lames fabriquées par des forgerons pour scarifier l’enfant. C’est donc l’oncle ou la tante qui est habilité (e) à mettre la lame sur la joue de l’enfant. « L’oncle ‘’lance la bouche’’ ou prononce quelques paroles incantatoires (Olowouno) et donne l’ordre à la tante de cicatriser l’enfant (Olo n’hèye), celle-ci exécute. En pays Kabyè, quand il s’agit de la scarification coutumière, l’oncle (maternel bien sûr) va toujours avec la tante. Et c’est celui-ci qui donne l’ordre à la tante de faire les cicatrices », souligne Akezou-Lelou. Il y a des scarifications qui identifient un Evalo (sur les joues) et celles par lesquelles on reconnaît une Akpema (en bas des oreilles). On utilise toujours une lame pour faire des scarifications coutumières.
Il y a également des scarifications qu’on fait à un nouveau-né pour le protéger du Simka (en langue kabyè), ce petit oiseau qui se promène la nuit. « En pays Kabyè, quand on met un enfant au monde, à partir de 18 heures, il n’est pas recommandé de laisser le nouveau-né dehors. Il y a un petit oiseau invisible (Simka) qui passe entre 18 et 20 heures. Quand il passe et le nouveau-né est dehors, ce dernier peut piquer une crise. Donc pour éviter cela, il est recommandé de faire la cicatrice de Simka à l’enfant. Les cicatrices se font sur les tempes, au front et en bas du bulbe rachidien. Si on vous a mis au monde et on ne vous fait pas ça, vous pouvez avoir une mort subite à n’importe quel moment de votre vie », renseigne Akezou-Lelou. Selon lui, les scarifications varient aussi par rapport aux cantons.
Si les Tems et les Kabyè font les scarifications pour marquer les différents clans dans leur ethnie ou pour signifier un moment de la vie des enfants, chez les Pédah, cela a une signification hautement spirituelle.
Le 2 fois 5 chez les Pédah
Les Pédah sont automatiquement identifiables par les scarifications (communément appelées 2 fois 5) sur le visage. Ces cicatrices viennent du vaudou « dan », généralement appelé python. Selon les informations recueillies, ce serpent porte ces cicatrices au visage. C’est le totem des Pédah. Chaque enfant Pédah qui naît doit obligatoirement se faire cicatriser pour marquer son appartenance à ce vaudou et le vénérer. « Le Pédah qui n’a pas ces cicatrices au visage, l’a en fait de façon invisible sans le savoir. Puisque c’est un enfant qui vient de la lignée de ‘’dan’’ et donc porte ses marques. ‘’Dan’’ le protège partout où il va. C’est pourquoi un Pédah ne perd jamais. Quel que soit l’endroit où il se trouve, où qu’on l’a amené, il revient toujours à la maison avec l’aide de ‘’dan’’. C’est ce qui nous différencie des autres ethnies », confie Paul Messanvi, Doyen des coutumes Pédah.
Un Pédah doit se faire scarifier dès sa venue au monde. C’est « Tassi » (tante paternelle) qui se charge de ce travail, après une série de cérémonies dont nous avons parlé dans le dossier précédent (« Les rites traditionnels de sortie d’enfant en voie de disparition au Togo », L’Alternative N°612 du jeudi 12 mai 2017). Elle se sert d’une lame pour faire deux traits verticaux sur le front de l’enfant, deux traits sur chacune de ses joues et deux traits au niveau de chaque tempe. Le tout fait 10 traits sur le visage. Après avoir fait les cicatrices, la «Tassi» met une poudre noire (Eti, en éwé), préparée à base de feuilles d’hysope (Kpatima en langue locale) dans les plaies pour qu’elles cicatrisent rapidement. « Après 7 jours, les plaies se cicatrisent et l’on devient un vrai Pédah », précise Paul Messanvi. Il a ensuite indiqué qu’un Pédah a des obligations envers ‘’dan’’, le python. « Quand on voit un python, notre ancêtre en chemin, on doit lui faire révérence et le porter jusque-là où il ne sera pas en danger. Il faut prononcer des paroles pour lui témoigner du respect. Dans le cas où on découvre un python mort quelque part, même si tu es dans une voiture, on doit s’arrêter. Le Pédah doit ramasser le python et l’enterrer avec des feuilles d’hysope. Il doit après frapper la tombe avec une pierre qu’il ramène à la maison. Il doit annoncer la mauvaise nouvelle à ses parents qui se chargeront de lui faire une cérémonie », fait-il savoir. Et de préciser : « Si on ne le fait pas comme ça, il pourrait survenir un malheur ou les choses ne marcheront pas pour celui qui a découvert le python mort. C’est comme s’il a refusé d’enterrer son ancêtre mort ».
Mais aujourd’hui, toutes ces considérations liées aux scarifications sont à l’épreuve de la mode, surtout avec la tendance des jeunes à adopter la culture occidentale.
Scarifications et modernisation
Rares sont les parents, quelle que soit l’ethnie, qui acceptent marquer leurs enfants avec ces cicatrices. La raison principale reste la stigmatisation dont sont victimes certains enfants. « En groupe, certains enfants se moquent de leurs camarades qui ont ces cicatrices bizarres aux visages. Mais il y a pire que ça. Les gens sont tentés d’attenter à la vie d’autres personnes parce que ces dernières sont d’une telle ou telle autre ethnie qui n’est pas aimée. Les gens refusent de se faire scarifier pour ne pas être facilement identifiables », indique Didier Apeto, l’Anthropologue. Cet argument est corroboré par Akezou-Lelou, journaliste-animateur à radio Lomé, chercheur sur la culture kabyè. « A la suite des troubles sociopolitiques, commencés en 1990, moi personnellement, à cause de mes cicatrices, j’ai failli perdre ma vie. Les Kabyè, à cause de leurs cicatrices, sont facilement réparables et sont souvent soumis à des vindictes. Donc pour ne pas être facilement identifiés, comme appartenant à une telle communauté, les gens ont décidé de ne plus faire des scarifications », confie-t-il.
Dans tous les cas, les gens sont de moins en moins intéressés par ces histoires de scarifications, surtout avec la poussée du christianisme. « Se faire scarifier aujourd’hui est perçu comme on n’est pas à la mode. On trouve ces cicatrices comme appartenant à un autre siècle, et donc la personne qui les fait est considérée comme toujours attachée aux cultes vaudou. Cette personne est marginalisée et stigmatisée dans la société. Qui ne veut pas être considéré comme au fait de la nouvelle civilisation ? », se demande Didier Apeto. Même chez les Pédah, les familles abandonnent le culte au ‘’dan’’. Des enfants ne se font plus scarifier. « Ce que je vous ai dit, ce sont ceux qui continuent de pratiquer nos rites qui vouent cette vénération au python. Aujourd’hui, même les enfants appartenant à notre communauté voient le python et le dépassent. Il faut que je vous précise que quand je parle de notre python, ce n’est pas ce gros serpent qui ressemble presque à un boa dont je parle. Notre python est très petit et il y a le 2 fois 5 sur son visage. Donc aujourd’hui, beaucoup abandonnent ce culte. C’est pourquoi tu peux voir un Pédah sans les cicatrices au visage », ajoute Paul Messanvi.
L’autre facteur à la base de la disparition des scarifications reste la sensibilisation des associations et organisations de défense des droits de l’Homme et de l’enfant à l’endroit des communautés. Il est donné de constater qu’on n’observe aucune règle d’hygiène lors de ces rites. On peut utiliser une seule lame pour dix personnes, dans un contexte où des fléaux comme le VIH/SIDA sont combattus un peu partout dans le monde. Ce combat, comme le souligne Nadège Kinvi, Sociologue, doit toujours commencer dans les communautés. Comme ce sont des rites au cours desquels il faut parfois passer la même lame sur plusieurs personnes, certaines familles finissent par comprendre l’enjeu que revêt le phénomène et abandonnent les scarifications. Par contre d’autres, toujours attachées à la tradition ou à la perpétuation de ces rites, refusent d’abandonner ce que leurs ancêtres leur ont laissé. Toutefois, il faut reconnaître aussi que la modernisation a, dans certains contextes, fait un effet positif sur les scarifications qu’elle transforme en des signes de beauté.
En effet, que ce soit chez les garçons ou les filles, on fait des marques ou cicatrices sur des parties du corps pour apparaître plus sexy ou se faire plus désirer. « Il y a d’autres scarifications que les filles Kabyè font également pour des raisons de beauté. Il faut noter que les scarifications coutumières se font à partir d’une lame. Mais ces jeunes filles utilisent Atsan (la noix de cajou). Nos sœurs mettent cette noix dans le feu, et quand ça se surchauffe, elles mettent une brindille de balai et piquent la partie du corps choisie et elles se font des tatouages. Il y en a qui le font sur leurs joues, il y a d’autres qui le font sur leurs bras », explique Akezou-Lelou. Les scarifications prennent donc l’allure de tatouage, un phénomène sur lequel nous reviendrons dans notre prochain dossier.
Il est clair que les scarifications à travers lesquelles on reconnaît une communauté ou un clan, tendent à disparaître aujourd’hui dans notre société. Elles revêtent un caractère hautement spirituel dans certaines communautés que dans d’autres. Tout compte fait, scarifications ou pas, l’on ne doit pas perdre de vue ses origines, sa culture. C’est seulement à travers cela qu’un homme peut s’affirmer en tant que tel.
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