Dj Arafat : spectacle macabre de l’Afrique ou l’héroïsation de la décadence

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« Il est toujours joli, le temps passé

Un’ fois qu’ils ont cassé leur pipe

On pardonne à tous ceux qui nous ont offensés

Les morts sont tous des braves types » Brassens

 L’artiste ivoirien Dj Arafat, de son vrai nom Ange Didier Houon  est
décédé le 12 août 2019, des suites d’un accident de circulation. Grand
amateur de moto, il a violemment percuté la voiture de la  journaliste
de la Radio Télévision Ivoirienne (RTI), Denise de Laphafiet,  dans le
quartier d’Angré (nord d’Abidjan).

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Que les uns et les autres pleurent leur ami, leur frère, leur fils,
leur père, leur artiste, leur collègue n’est que pure humanité. En
pareille circonstance, pourrait-on attendre autre chose, des « proches »
que le triste désarroi ?  Le poète, dans ses Méditations, disait : « un seul être vous manque, et tout est dépeuplé ».
Le tourbillon d’émotions qu’a suscité la mort de Dj Arafat, âgé
seulement de 33 ans,  peut donc aisément se comprendre. Il s’agit d’une
mort brutale. Elle est venue cueillir le jeune homme « au sommet » de sa
carrière musicale. Pour son « entourage », il s’agit d’un déchirement
presque inguérissable : C’est dramatique! Pour nous, il s’agit du réel même de la jeunesse africaine, C’est tragique !   

 La Côte d’Ivoire est inconsolable. L’Afrique elle-même est en
larmes. L’émotion submerge tout… Elle est, comme disait cet autre poète,
bel et bien nègre. Car, depuis la mort de cette « icône »  (du russe Ikona, qui veut dire image religieuse)
de la musique urbaine africaine, nous n’avons entendu aucun discours
raisonné, raisonnable. Aucune analyse. Aucun regard de fond sur le genre
musical qu’est le coupé décalé, sur la vie de l’artiste, sur ses
productions, son contexte, son discours qui pullule dans les réseaux
sociaux….et enfin sur sa mort. Oui, sa mort n’a rien d’une volonté de
l’Eternel tout-machin.

 Seuls rentrent en ligne de compte, les hommages mielleux des uns et
les larmes intarissables  des autres. Seul compte l’individu Arafat,
« roi » du coupé décalé. La mégalomanie élevée au rang de vertu
cardinale.

Mort d’un sinistré

 Il y avait chez Dj Arafat quelque chose qu’on retrouve
fondamentalement dans le coupé décalé, et donc au sein de la jeunesse
africaine : la pulsion de mort.  Pulsion de qu’il faut mettre en
rapport avec l’environnement, les sociétés africaines.  Cette notion de
pulsion de mort dans le coupé décalé ou bien au sein de la jeunesse
africaine mériterait d’être davantage explicitée, hélas notre texte
deviendrait kilométrique.

Dans une Afrique malade, pillée, traquée militairement, ce n’est pas
rien de voir un jeune homme qui abandonne ses études à 14 ans pour se
livrer à la rue afin de devenir  Disc Jockey (Dj) dans les boîtes de
nuit, sans que la société dans laquelle il vit ne s’en émeuve et le
laisse ainsi évoluer, tout gaillardement, dans le non monde de la nuit,
véritable trou noir.

Lorsque Dj Arafat décidait d’abandonner l’école pour se lancer dans
la « rue », il répondait là à une intuition très forte. Il obéissait à
son milieu naturel ou social qui lui informait en silence qu’il perdait
son temps à école,qu’il valait mieux, s’il voulait devenir riche et
célèbre, se lancer à corps perdu dans le tourbillon de la vie. A 14 ans
donc, le jeune Ange Didier Houan traînait dans les boites de nuit. Il
racontait lui-même qu’à cet âge, il « baisait » les filles de joie à la
rue princesse en payant 1000…2000…5000 Franc Cfa. Ces filles de joie
avaientt-elles également 14 ans, ou 18… 24.. 35..45…ou plutôt 12 ans
voire 10 ans ?

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Quoi qu’il en soit, ce passé (dé)composé de Dj Arafat, est le présent
continu de millions d’enfants en Afrique. Les fameux enfants de la rue
sont livrés à eux-mêmes. En Côte d’Ivoire, on les surnomme sans aucun
scrupule : « les microbes ». Etymologiquement, « microbe », ça signifie
« petite vie ». Effectivement ils ont de « petites vies ». Mais le
« microbe » renvoie surtout à tous les êtres vivants qui ne se voient
qu’au microscope et qui provoquent des maladies. En Côte d’Ivoire, les
enfants abandonnés, privés de tout amour, de toute éducation, seraient
donc les responsables du « mal » être de la société ivoirienne.
Cependant, par cette appellation, la société ivoirienne prouve ici son
indéfectible attachement à la jungle africaine.

Et Dj Arafat, c’était un peu une sorte de dieu pour les « 
microbes », c’était l’un des leurs. D’ailleurs, dans une de ses
chansons, il dit clairement : « Avant, j’étais un petit nouchi dans la rue… ».
Un nouchi c’est de l’argot ivoirien parlé par les jeunes déscolarisés
se trouvant dans la rue…Le nouchi c’est donc la langue de ce que les
ivoiriens appellent aujourd’hui les « microbes ». Par effet de
synecdoque, il désigne également le « délinquant », « l’homme de la
rue », le « débrouillard », le « battant ».

Dans une Afrique où l’un des problèmes majeurs est celui de
l’éducation de son immense jeunesse, Dj Arafat c’est, avant toute chose,
l’éducation-qui-refuse-de-se-faire, ou qui-ne-peut-se-faire…C’est un sinistré-né ! Dj Arafat, c’est l’éducation-qui-refuse ou qui-ne-peut-se-faire au
nom des « valeurs » que sont l’argent et la gloire. Et comme, malgré ce
manque d’éducation, quelques africains réussissent quand même à avoir
de l’argent , des femmes, des voitures, une notoriété internationale, on
fait croire aux gens, à toute la jeunesse d’un continent hélas malade,
qu’en fait, l’éducation est une option, que ce qui compte, c’est la
poursuite des biens matériels,  c’est l’immédiateté.

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Dj Arafat, on le sait, a dû se débrouiller, a dû bagarrer pour pouvoir « exister »… . Il ne pouvait faire que ça, le
coupé décalé. Qu’est ce que le coupé décalé? C’est le parti pris de
l’ostentation. Il faut afficher son pouvoir, son argent, ses femmes, sa
« grandeur »….et le faire avec beaucoup d’orgueil, de prétention. Il
faut écraser le faiblard, le looser, le mal sapé, le vaurien. Le coupé
décalé chante la vie, mais en vérité, il est surtout porté ou habité par
la mort, le culte de la mort. Les rescapés de la vie ont la rage. Ils
ont le feu…ils veulent tout brûler. Ils se consument et nous
consument. Mais c’est la fête.

Le créateur de ce style musical, lui aussi mort très tôt, à 33 ans, chantait dans une de ses chansons ayant pour titre Héros national (lui bien sûr):

« …oui j’aime les jaloux, j’aime les méchants, j’aime les aigris
parce qu’il me permette de me corriger
je suis fort, vraiment fort et très très fort sérieusement
fort. »

Le coupé décalé se veut joyeux et dansant par ses sonorités saccadées, mais il témoigne et caractérise surtout une certaine détresse de la jeunesse africaine dans laquelle l’auteur de ces lignes se reconnaît.  Oui, j’ai suffisamment écouté le coupé décalé, je l’ai suffisamment dansé avec mes camarades de fac, pour pouvoir me faire un avis mature et non moraliste là dessus…un avis indépendant de la pulsion de « bouger » qui m’habite moi-même, à chaque fois que j’entends un rythme de coupé-décalé ou de dancehall.

Jungle africaine

Dans cette Afrique qui sombre, dans cette pauvre et malheureuse Afrique, n’importe qui, qui parvient à paraître, à s’enrichir, à se hisser tel un phallus, à mimer le bonheur, à singer le « blanc » devient une valeur, un héros, une idole, une icône, un démiurge. 

L’Afrique, c’est bel et bien une jungle. Jungle des temps modernes.
Jungle du village planétaire. Jungle dans laquelle, sans aucune
surprise, « les plus forts » massacrent, déchiquettent « les plus
faibles ». Mais bon, les esprits les plus alertes pourront toujours
m’objecter que c’est le cas partout dans le monde. Ce n’est pas faux !
Ce qui n’en fait pas moins de la jungle africaine une jungle unique et
archi-triste en son genre.

 La musique urbaine en Afrique n’est que la magnificence de l’esprit
de la jungle, la négation de l’être, la célébration du culte du
paraître, avec des codes visuels, gestuels, langagiers venus d’Occident,
des Etats-Unis d’Amérique. En parlant de l’Afrique, lorsqu’on veut la
peindre en noir, c’est-à-dire telle quelle, d’ordinaire, on ne regarde
que ces impotents dirigeants qu’on qualifie très maladroitement de
« dictateur ». Nul ne songe à regarder de très près tout ce qui est
« production culturelle ». Et pourtant, le désastre de l’Afrique, ce
n’est pas seulement les élections truquées et les dirigeants qui
s’éternisent au pouvoir….le désastre de l’Afrique, on peut également
l’entrevoir dans ses « productions culturelles » les plus en vue, les
plus en vogue, les plus occidentalo-compatibles.

Dans cette jungle africaine, Il y a en Afrique, ceux et celles qui
ont le droit de vivre, y compris de vivre tout en jouant avec la mort,
et d’autres qui n’ont pas le droit de vivre, et lorsqu’ils tentent
désespérément de vivre, ils meurent en silence et nul n’en parle. Mais
pour ceux-là qui ont le droit de vivre, il faut toujours que la terre
entière s’arrête de tourner parce qu’ils ont eu un bobo ou un malheur
plus grand. Ainsi, constate la place marginale, insignifiante de cette
journaliste de la RTI, doublement victime de l’irresponsabilité du
motard Dj Arafat et du gouvernement ivoirien, lequel n’a pris aucune
mesure significative visant à améliorer la sécurité et la responsabilité
des usagers de la route.

L’Etat ivoirien et les obsèques du « roi » du coupé décalé

Alassane Dramane Ouattara, président de la République de Côte
d’Ivoire, est arrivé au pouvoir avec son lot de cadavres, que ses amis
de la communauté internationale ont attribué au seul camp de Laurent
Gbagbo.  Rappelons que ces milliers de morts sont des victimes des
ambitions pouvoiristes de la classe politique ivoirienne. Et
qu’aujourd’hui, après avoir baigné dans le sang, ils baignent dans
l’oubli collectif. Allez demander à l’Etat ivoirien s’il peut vous
fournir la liste complète des personnes décédées à l’occasion de la
crise post-électorale qui a secoué le pays entre 2010 et 2011. Allez
demander aux familles qui ont perdu des proches si elles ont reçu, ne
serait-ce qu’un accompagnement psychologique de l’Etat ivoirien….Eh
bien, les morts de la crise post-électorale en Côte d’Ivoire sont des
morts futiles, des morts qui méritaient de mourir…..Eux furent des
comptés pour rien. Alassane Drame Ouattara, dès son arrivée au pouvoir,
n’a pas cru devoir s’incliner devant la mémoire des innocents disparus.
Il n’a pas jugé utile la création d’un cimetière ou d’un monument dédié à
ces milliers de mort. 

Mais, à la mort de Dj Arafat, le Chef d’Etat ivoirien retrouve
soudain le sens des évènements, le sens de la mort, ou plus
véritablement le sens des affaires, et décide que l’Etat ivoirien
prendra totalement à sa charge les funérailles du « roi du
coupé-décalé ».  Les ivoiriens, eux-mêmes, ne voient aucun inconvénient à
cela, bien au contraire, la « rue » aurait trouvé « ignoble » que
l’Etat ne célèbre, ne rende un dernier et retentissant hommage à ce
grand libérateur du peuple ivoirien qu’est Dj Arafat. Le ministre de la
Culture ivoirien a fait savoir qu’un musée sera construit et consacrée à
Dj Arafat. Bien, il faut reconnaître là que nous sommes-là dans un
geste parfaitement simiesque. Qu’est-ce cette histoire de musée de Dj
Arafat? Lui-même avait déjà mis ses pieds dans un musée? La Côte
d’Ivoire a combien de musées et sont-ils fréquentés par des ivoiriens?
Le musée de Dj Arafat c’est la boîte de nuit. C’est fan ne déserteront
pas ce lieu de la nuit pour un quelconque musée.

L’Etat ivoirien n’a pas lésiné sur les moyens. Le spectacle sera
grandiose. Puisque c’est au stade Félix Houphouët-Boigny (35.000
places), à Abidjan, que se déroulera la grande veillée artistique.  La
veillée sera rythmée par des discours de politiques, d’artistes
ivoiriens et internationaux, des personnalités du showbiz, des amis et
membres de la famille du disparu. Ils rivaliseront d’éloges et de
superlatifs. Ils chanteront. Ils danseront. Bref ils nous en feront voir
de toutes les couleurs….Mais à quoi rime tout ça ? A rien !

L’Etat ivoirien ne nous a toujours pas dit dans quel état l’artiste
ivoirien roulait sur sa moto. Etait-il saoul ? Avait-il consommé de la
drogue ? Laquelle ? Quelles sont les mesures que le gouvernement
ivoirien a prises après l’accident de dj Arafat ?  N’est-ce pas là aussi
sa responsabilité à l’égard de tous?                                   
          

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Les politiques font de la « politique ». On sait qu’ils ont tout
intérêt à brasser le vent, à accompagner la vague, à abrutir encore un
peu plus les masses. Ils n’ont aucun « intérêt immédiat » à ramer à
contre courant…mais les intellectuels africains, que font-ils ? Pourquoi
ce silence devant un tel spectacle mortuaire, devant ce culte de crâne,
devant tant d’idolâtrie? Qu’attendent-ils pour philosopher à coups de marteau ? 

L’Afrique (qu’on me pardonne ce mot un peu creux) refuse de se
penser. Elle n’est pas incapable : elle refuse….Et comme dirait Axelle
Kabou dans un autre genre : Et si l’Afrique refusait le développement ?

Le triomphe, même postmortem, des figures comme Dj Arafat en Afrique
est un véritable catastrophe pour la jeunesse africaine. Et donc, en
quelque sorte, pour l’humanité entière. L’avenir de l’Afrique ne peut se
jouer dans les « boites de nuit ». Tant que les figures qui font
autorité en Afrique sont des dieux du stade ou des dieux des boîtes de
nuit, hé bien l’on pourra faire toutes les théories que l’on veut sur
les « dictateurs africains », cette Afrique demeurera tapageuse, et
foncièrement faiblarde.

Terminons ce propos maintenant, en saluant la mémoire de Dj Arafat. Il a bataillé avec les armes à disposition. Nous ne lui reprocherons jamais d’avoir été ce qu’il a été : un humain…mais nous mépriserons à jamais ceux et celles qui font de lui ce qu’il n’est pas, à ceux et celles qui voudraient à tout prix l’imposer comme Valeur au nom d’on ne sait quelle idée ils se font de l’Art ou de la Vie. 

Source:o

Source : Togoweb.net