„ Le dialogue entre celui qui exerce le pouvoir et celui qui le subit est à peu près le suivant : « De toute façon, dans un premier temps, tu n’y coupes pas, je te condamne. Ainsi tu comprendras que je suis le plus fort. Mais ne crois pas que parce que tu es condamné tu es quitte, que tu vas m’échapper. Le lien n’est pas rompu entre toi et moi. Je te tiens encore et la preuve, c’est que, dans un deuxième temps, je peux te pardonner. Après la démonstration de ma force, tu subis la démonstration de ma générosité ! »
Et les citoyens voient se rabattre sur leur liberté, le double couvercle de la crainte et de la reconnaissance »
Casamayor, La tolérance, éd. Gallimard, 1975, p. 46
Les Togolais et les observateurs de la scène politique togolaise s’accordent pour dire qu’il y a eu au Togo 27 dialogues qui n’ont jamais permis, qui ne permettront jamais, à mon avis, tant que les circonstances, les formes dans lesquelles ils sont organisés et se déroulent, tant que ces circonstances et formes ne changent pas, de réconcilier ceux qui exercent le pouvoir et ceux qui le subissent. Ces formes ne permettent et ne permettront donc pas d’avoir un type de dialogue qui soit un vrai. Le grand problème est que, depuis le premier coup d’État du 13 janvier 1963, le pouvoir héréditaire, fondé sur la violence, totalitaire, et en fait solitaire, est conscient qu’il ne peut pas s’exercer quotidiennement et indéfiniment en usant de meurtre et de violence, choses qui engendrent la terreur sur ceux qui le subissent.
Dans sa préface du roman de Zola, La Bête Humaine, sous le titre La fêlure, Gilles Deleuze définit ainsi l’origine du meurtre:
« L’hérédité n’est pas ce qui passe par la fêlure, elle est la fêlure elle-même : la cassure ou le trou, imperceptibles. En son sens vrai, la fêlure n’est pas un passage pour une hérédité morbide ; à elle seule, elle est toute l’hérédité, elle est tout le morbide. Elle ne transmet rien sauf elle-même, d’un corps sain, à un autre corps sain des Rougon-Macquart » ( Gilles Deleuze, in Zola, La Bête Humaine, éd. Gallimard 1977, p.p. 7-8 ).
Pour des raisons diverses, ce qui dans le roman de Zola pousse différents personnages à commettre le meurtre n’est explicable que par la fêlure. G. Deleuze précise que ces personnages n’éprouvent jamais de remords après que le meurtre a été commis. « Toujours cette santé, ce corps sain (jamais il ne s’était mieux porté, sans remords, l’air soulagé, dans une grande paix heureuse ». ( idem p. 18 )
La situation socio-politique du Togo, depuis 1963, et même avant, si l’on se réfère au discours théologique, est, selon les dernières révélations de Monseigneur Kpodzro, due à l’existence de démons qui auraient envahi le Togo. Et que n’avons-nous pas entendu de développements, de commentaires, de discussions…basés sur ces révélations, les plus empreints de merveilleux les uns que les autres, les plus fantaisistes aussi parfois les uns que les autres.
Si ces révélations, concernant Grunitzky et Olympio ont encore besoin de preuves pour être avérées, ( les indices du scepticisme sont décelables dans les propos mêmes du prélat sur ces deux cas) celles concernant les Gnassingbé père et fils sont objectivement fondées et universellement connues. La seule question est celle de l’existence ou non des démons. Et nul ne peut nous reprocher d’adopter l’explication de la fêlure proposée par G. Deleuze.
Et, je puis même dire que dans la logique de la fêlure, il n’est pas à attendre du clan que j’ai nommé ailleurs le clan des « cadavres spirituels » ( voir surtout mon article La France nous a fait cadeau d’un cadavre spirituel), un quelconque remords, ou le moindre repentir.
G. Deleuze ne trouve d’autres motivations à la fêlure que les instincts. « La fêlure est le dieu épique pour l’histoire des instincts, la condition qui rend possible une histoire des instincts. » ( idem p. 23)
L’instinct s’opposant à la raison, ce n’est donc par la finesse des raisonnements que l’on puisse faire changer de direction à ceux qui, inexorablement, sont entraînés vers le meurtre.
Je comprends que dans le désespoir d’une telle situation, un croyant sincère, un théologien comme Monseigneur Kpodzro ait recours à l’argument biblique de l’exorcisme pour changer le cours de l’histoire. Mais cet argument soulève plusieurs questions, comme par exemple de savoir à quoi avait servi une prétendue purification décrétée par le pouvoir et à laquelle presque toutes les croyances religieuses du Togo avaient participé, avec, dans certains cas, force sacrifices de bœufs, de moutons, de poulets… quelques semaines seulement avant le déclenchement de la révolte populaire du 19 août 2017.
Au lendemain de la prétendue purification, après que certains affamés ont fini de consommer toute la montagne de viande provenant des sacrifices, le régime est demeuré ce qu’il a toujours été, c’est- à-dire, solitaire. Et il le sait.
Or, il a besoin, (et il n’a pas d’autres fins que) de s’exercer quotidiennement et indéfiniment. Pour cela, il lui faut recourir à l’utilisation d’autres instruments que ceux de la violence et du meurtre.
A l’oppression, il lui faut ajouter l’intolérance obstinée. Celle-ci étant née de la fêlure, tout comme le meurtre. Nous n’en voulons pour preuve que l’entêtement à continuer de se préparer pour organiser un référendum à sa manière, selon son bon vouloir, c’est- à-dire dans les mêmes conditions de fraude qui lui ont permis de « gagner » toutes les prétendues consultations électorales qu’il a organisées jusqu’ici, malgré l’opposition de la Coalition des Quatorze partis politiques avec laquelle il est officiellement en dialogue et surtout malgré l’avis défavorable du facilitateur du dialogue, le président ghanéen Akufo Addo. Les gesticulations forcenées de Gnassingbé qui n’hésite pas à donner purement et simplement dans le ridicule, pour se rendre populaire, relèvent de la même propension. Un esprit rationnel aurait compris différemment la situation et aurait recherché d’autres solutions, c’est- à-dire sortir effectivement de ce « dialogue permanent obligatoire » qui, en apparence, lui a toujours été favorable.
Et le régime d’intolérance fonctionne avec une logique de penser préscientifique, non pas que tous ceux qui le servent ignorent la science ( il y en a parmi eux qui possèdent de grands diplômes dans les domaines qui sont les leurs ) mais que si toutes leurs connaissances ne servaient pas le régime, ils devaient les oublier au profit de la seule chose que le régime attendait d’eux : sa conservation..
« Je prétends que la grande différence entre les façons de penser préscientifiques et celles de penser scientifiques, c’est que les premières n’échouent jamais ».( cf. Raymond Aron dans Christian Chabanis, Dieu existe-il ? éd. Fayard, 1973, p. 153).
Le clan a bien sûr le monopole de la vérité. Il avait par exemple le pouvoir de décider qu’un hymne que des millions de Togolais ont exécuté pendant de longues décennies est un hymne de la haine, tout comme il a pu le déclarer lors du dernier dialogue présidé par le président ghanéen, parlant de la Constitution de 1992 que réclament des millions de Togolais. Il n’a pas seulement le monopole de la compréhension des textes constitutionnels, il a aussi le monopole de l’amour, même s’il doit imposer cet amour par des meurtres, des actes de violence, le siège autour de certaines villes du pays.
« Pour assurer le règne d’une opinion ou d’un clan, il n’est pas nécessaire de mettre en batterie des mitrailleuses ou des chars, ni de commander á tour de bras des charges d’agents de police. L’intolérance préfère ne pas signer. Elle agit plus subtilement sur le troupeau que sur les bergers. Les bergers s’achètent ou se louent, le troupeau se conditionne. ( idem. P. 22 ).
Le clan parlait de creuset national, de rassemblement, de réconciliation, d’unir…sans que personne ne puisse jamais le convaincre qu’il s’agissait là d’un monologue et que ceux qui essayaient d’y comprendre quelque chose ne pouvaient interpréter ce discours que comme une expression de renforcer le tribalisme et toutes les formes de division dont il avait besoin et qu’il avait institués pour pouvoir continuer de régner.
Le problème du clan qui régit le Togo est de trouver, chaque fois qu’il sent venir la panique d’un vent qui pourrait le ravager, des bergers qu’il pourrait louer à ses services, dans le but de conditionner les foules. Et, par expérience, il sait comment les trouver, ces bergers.
Il insistait dans presque tous ses discours officiels sur la paix, la sécurité, la stabilité instaurées par lui, cachant de plus en plus mal derrière ce langage les armes de terreur et de violence qui seules lui permettaient d’obtenir cet état apparent. Évidemment il n’hésitait pas un seul instant á sortir ces armes quand le citoyens ne voulaient pas entendre ces mots dans le même sens que lui.
Le paradoxe de ce pouvoir totalitaire qui se sait solitaire est qu’il a une telle hantise d’être isolé (et il mériterait bien de l’être par sa nature et ses actes hors de la normalité humaine) qu’il multiplie dans tous les sens, les actions qui lui donnent à lui-même l’illusion d’être entouré, de contribuer à faire avancer le monde, de bénéficier d’appuis intérieur aussi bien que d’appuis extérieurs. Il donnerait même une fortune pour que les médias lui confectionnent une image de marque de régime populaire.
Sous Eyadema, la tactique était de faire en sorte que chaque région ou même chaque localité du pays soit représentée au gouvernement. Certains départements ministériels étaient le domaine exclusif attribué à telle région ou telle autre. Ce qui avait pour effet de flatter les égoïsmes tribaux d’une part, mais en même temps de créer d’autre part, une sourde rivalité entre les cadres ministrables d’une tribu ou d’une région, l’heureux élu étant le plus zélé au service du clan. Même les fêtes traditionnelles des régions, là où la chose existait depuis des temps immémoriaux et là où elle a été inventée pour se conformer à la politique de l’ « authenticité », décrétée par le régime, étaient des occasions de manifester au « Guide » l’adhésion, les remerciements et le soutien des populations. Cela se faisait à tour de bras, les cadres des régions concernées étant toujours en tête des cortèges à côté des chefs traditionnels (vrais ou faux, car il n’y a pas de bonne mise en scène qui ne se préoccupe de déguisements, costumes et couronnes chatoyants), parfois dans une bousculade infantilisante, surtout lorsque le « Guide » était présent et qu’il fallait se faire remarquer par lui. Lors des marches de soutien, n’avait-on pas vu Eyadema, écrasant ses supposés interlocuteurs, du haut du balcon de la présidence, « dialoguer » avec la population massée au sol, tout autour, dans la cour pour savoir si oui ou non il devait rester au pouvoir ? La réponse, toute naturelle (personne n’était dupe) était oui.
Cependant, le « Guide », personnage principal dont dépendait le dénouement de la comédie faisait durer le suspense. Il jouait (mimique, gestuelle et tons compris) d’abord à dire non, puis à tergiverser, à demander deux, trois jours de délibération, tandis les animateurs en uniforme, pour que le spectacle fût total, transpirant, le front luisant de sueur sous un soleil accablant, chantaient sur un ton éploré, suppliaient, se contorsionnaient, se roulaient par terre…( mimique et gestuelle étaient là aussi de mise, bien entendu ). Lorsqu’intervenait le dénouement, la foule en liesse, chantait et dansait encore pour remercier le « Guide », puis se dispersait.
Voilà le genre de « dialogue » que souhaite le clan Gnassingbé.
Mais à défaut, sous différentes autres formes, il ne lui déplairait pas de recourir au « dialogue », à condition que ce soit aux mêmes fins.
Dans cette période de mobilisation générale des populations togolaises pour rompre avec le passé, une lucidité à toutes épreuves nous est donc nécessaire pour que nous ne retombions pas dans le piège, le bourbier du « dialogue » permanent obligatoire, quelle que soit la forme que prenne la chose.
(A suivre)
Sénouvo Agbota ZINSOU
Source : www.icilome.com