Des présidents Africains seraient derrière l’assassinat de Sankara (Enquête)

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À trop vouloir bousculer l’ordre établi, Thomas Sankara a fini par irriter. Et la révolution burkinabè par inquiéter des puissances étrangères. Les Burkinabè qui ont été les collaborateurs et les amis de Sankara voient danser autour de sa mort de nombreuses ombres : celles du président ivoirien Félix Houphouët-Boigny, du « guide » libyen Mouammar Kadhafi, du chef de guerre libérien Charles Taylor, celles encore des services secrets français et américains. Au Burkina Faso, beaucoup pensent qu’une main extérieure est intervenue dans l’assassinat de Thomas Sankara. Enquête.

Quand en août 1983, Thomas Sankara, Blaise Compaoré et leurs compagnons prennent le pouvoir, ils le doivent en partie au soutien libyen. « Ils n’avaient rien, se souvient encore Mousbila Sankara, qui fut ambassadeur à Tripoli de 1983 à 1987. Kadhafi a envoyé des armes, de l’argent, des cigarettes, tout pour la popote militaire aussi. Ça venait par le Ghana grâce à l’appui du président Jerry Rawlings. »

Dans les premières années de la révolution, l’axe Ouagadougou-Tripoli est une réalité. Ouverture d’ambassade. Déplacements des responsables burkinabè dans la capitale libyenne. En décembre 1985, Mouammar Kadhafi est reçu en visite officielle à Ouagadougou. « C’était un engagement. Nous ne respections pas les consignes qui étaient données d’isoler Kadhafi », explique l’ambassadeur.
Mais à partir de 1986, les relations se détériorent.

Il y a une différence d’appréciation tout d’abord sur le conflit tchadien. Alors que la France soutient à cette époque Hissène Habré tandis que la Libye appuie Goukouni Weddeye, Thomas Sankara prône le dialogue entre les différentes parties. « Kadhafi voulait que Sankara affiche son soutien lors d’un sommet de l’OUA, mais Thomas Sankara a refusé », se souvient Mousbila Sankara. « La Libye voulait qu’on s’aligne sur ses positions et ça, ce n’était pas simple. Ce n’était pas le genre de Thomas. S’il était convaincu, il le faisait, mais si cela ne lui plaisait pas, il disait non. »

La piste du Liberia

Autre motif de divergence : la question du soutien à Charles Taylor, qui voulait renverser le président libérien Samuel Doe et installer un régime révolutionnaire. Charles Taylor venait d’être expulsé du Ghana. Il bénéficiait de l’appui de Mouammar Kadhafi, qui cherchait notamment à étendre son influence en Afrique de l’Ouest.

Charles Taylor est venu à Ouagadougou. « Je l’ai hébergé une nuit », se souvient Mousbila Sankara. Selon plusieurs acteurs burkinabè, Charles Taylor a en effet demandé à Thomas Sankara son appui. « Il voulait installer des camps d’entraînement au Burkina. Thomas Sankara lui a opposé une fin de non-recevoir », explique Fidèle Kientega.

Le conseiller diplomatique de Thomas Sankara précise qu’il a rencontré Charles Taylor à Ouagadougou à deux ou trois reprises, qu’il n’a jamais assisté aux audiences, mais qu’il en a lu les comptes rendus. Fidèle Kientega en a également discuté avec le président burkinabè et celui-ci a affirmé que le Burkina Faso ne pouvait pas servir de base pour déstabiliser un pays.

Et l’ambassadeur de rapporter les propos que Thomas Sankara aurait tenus : « S’il veut rester ici parce qu’il n’arrive pas à rester chez lui, c’est normal. S’il veut, il n’a qu’à prendre une table comme tous les autres pour vendre des lunettes ou n’importe quoi sur le bord de la route à Ouagadougou, d’accord. Mais pas question d’être ici pour faire une base arrière. La Libye voulait qu’on l’entretienne, on a dit non. »

Charles Taylor a-t-il rencontré Blaise Compaoré ? A-t-il trouvé une oreille plus compréhensive de côté ? Difficile de l’attester. En 2008, vingt et un ans après les faits, lors des travaux de la Commission Vérité et Réconciliation au Liberia, l’ancien chef de guerre libérien Prince Johnson a révélé avoir été sollicité, avec Charles Taylor, pour participer à l’élimination de Thomas Sankara. En octobre 2008 sur RFI, Prince Johnson a même affirmé que la mort de Sankara aurait été décidée par Blaise Compaoré, avec l’aval du président ivoirien Félix Houphouët-Boigny.

Le 15 octobre, Charles Taylor se trouvait-il à Ouagadougou ? Des Libériens ont-ils participé à l’opération qui coûta la vie à Thomas Sankara ? Là encore, aucune de nos sources ne se déclare en mesure de le certifier. Certains ne le pensent pas, d’autres affirment qu’ils n’ont entendu parler de cette question que récemment, qu’ils n’étaient pas au courant à l’époque. La plupart des acteurs que nous avons rencontrés estiment que ceux qui ont tiré sur Thomas Sankara sont des soldats burkinabè de la garde présidentielle.

Ce qui semble faire consensus en tout cas, c’est qu’à la suite du refus de Thomas Sankara d’accueillir favorablement la demande d’appui de Charles Taylor, les relations entre le « guide libyen » et le jeune capitaine se sont détériorées. « Tout cela a jeté un froid », reconnaît Mousbila Sankara. Fidèle Kientega ajoute : « Kadhafi, au regard de sa puissance d’argent, voulait des gens qui lui répondaient au doigt et à l’œil, et ce n’était pas le genre de Thomas. Qui que vous soyez, s’il avait quelque chose à dire, il le disait en face. »

Signe qui en dit long : le 1er septembre 1987, ce n’est pas Thomas Sankara, mais Blaise Compaoré qui assiste à Tripoli aux cérémonies du 18e anniversaire de la prise de pouvoir par Mouammar Kadhafi. « J’étais là-bas, se souvient Mousbila Sankara. Kadhafi a insisté pour qu’il vienne. C’était un signe d’éloignement et ils l’ont accepté comme tel. » L’ambassadeur dément l’information selon laquelle Blaise Compaoré aurait prolongé sa visite à Tripoli et serait resté plus longtemps que prévu… Mais il assure que Blaise Compaoré a rencontré le guide libyen et l’un de ses puissants conseillers, Moussa Koussa, qui était selon son expression « le Foccart de Kadhafi »

La piste de Kadhafi

En revanche, Mousbila Sankara ne peut s’empêcher de penser que quelque chose s’est tramé à ce moment-là à Tripoli. L’ambassadeur du Burkina en Libye affirme que Blaise Compaoré a obtenu par un canal non officiel des équipements, c’est-à-dire des armes. « Il y a eu un déplacement de matériel dont, par inadvertance, on m’a envoyé une copie. »

Le contenu du bordereau est transmis à Ouagadougou. Où il provoque également l’étonnement. Mousbila Sankara explique que c’est après le 15 octobre qu’il a fait le lien. Ce serait, selon lui, pour éviter toute traçabilité que Blaise Compaoré aurait demandé à recevoir directement le matériel. Pour l’ambassadeur, cette manipulation n’a pas permis en l’occurrence d’obtenir plus d’armes – il en avait au Burkina -, mais de disposer d’un stock qu’il pouvait utiliser à sa guise sans que le matériel ne soit consigné par un magasinier, sans laisser la moindre trace.

Mouammar Kadhafi a-t-il donné un feu vert à Blaise Compaoré en ce mois de septembre 1987 ? « Non, je ne pense pas qu’il l’ait fait », répond Mousbila Sankara, « mais il a favorisé. C’est-à-dire qu’il a permis à Blaise de s’équiper. Je ne pense pas qu’il lui ait donné d’instruction et ce n’est pas la même chose.

» Il est possible que le guide libyen ait su ce que Blaise Compaoré projetait de faire, mais rien ne permet de l’attester véritablement. L’ambassadeur fait seulement remarquer qu’après le 15 octobre, le comportement de la Libye a été comme celui de la France : « Chacun a continué, comme si ce qui s’est passé, c’est normal, ce n’est pas grave. » Et de souligner, au passage, à propos de la France : « Pour moins que ça, je la vois réagir… mais ça, c’est juste un raisonnement. »

A son retour de Libye après le 15 octobre, Mousbila Sankara a été arrêté et emprisonné pendant quatre ans. Quant au document qui pourrait attester de cette livraison d’armes à Blaise Compaoré, il ne l’a plus : « Pendant les perquisitions, ils ont pris tout ce qu’il y avait chez moi. » Selon lui, ce bordereau a sans doute disparu. Les Libyens pourraient l’avoir encore ou le ministère burkinabè des Affaires étrangères. Moussa Koussa, que certains ont surnommé « la boîte noire du régime Khadafi », serait, lui, en exil dans le Golfe. Il avait fait défection en mars 2011, quelques mois avant la chute et la mort de Mouammar Kadhafi.

La piste de Houphouët

Entre le président Thomas Sankara et le président Félix Houphouët-Boigny de Côte d’Ivoire, les relations ont rapidement tourné au vinaigre. Tout séparait les deux hommes et ce n’était pas seulement une question de génération. Pour Thomas Sankara, le « Vieux » représentait la Françafrique et le néocolonialisme qu’il combattait. Pour Félix Houphouët-Boigny, le jeune capitaine n’était qu’un idéaliste.

« Il y a eu, lors des sommets de la CEAO , des accrochages », se souvient Fidèle Kientega. « Le président Houphouët a traité le président Thomas Sankara de « bambin », qui lui a rétorqué qu’il était un « vieux gâteux ». » Le conseiller diplomatique reconnaît que, dans les slogans révolutionnaires, il arrivait que des métaphores soient utilisées comme « les vieux crocodiles » et les « hiboux au regard gluant », mais, ironise-t-il, « On n’avait pas dit que c’était Houphouët-Boigny. Peut-être que lui se sentait visé. »

Pour ce proche de Thomas Sankara, le chef de l’État ivoirien avait « peur » d’un phénomène de contagion. « Sa façon de s’habiller, sa façon de parler, la jeunesse ivoirienne avait adopté ça ! Il le gênait à tout point de vue. Et pas seulement le président Houphouët-Boigny, je pense toute la Françafrique dans cette région, avec le président Eyadema, Moussa Traoré, etc. On se disait que le mouvement qui avait lieu au Burkina Faso pouvait faire tache d’huile. Il fallait l’éteindre. »

Membre du CNR (Conseil national de la Révolution) sous la révolution, Jean Marc Palm est devenu, après le 15 octobre, ministre des Affaires étrangères de Blaise Compaoré. Il reconnaît que les relations entre les deux présidents étaient « tendues », que la révolution burkinabè inquiétait surtout à cause du risque de contagion.

« Thomas avait du charisme et était écouté par les jeunes. Il faut dire qu’à un moment donné en Côte d’Ivoire, les jeunes officiers et les capitaines s’habillaient un peu comme Thomas le faisait. » Quand il a été question d’organiser la visite officielle de Thomas Sankara en Côte d’Ivoire, le président Houphouët-Boigny lui a proposé de venir à Yamoussoukro.

Jean Marc Palm raconte : « Thomas lui a dit : « Non, je veux aller à Abidjan tenir un meeting au port et à l’université ». Chose que Houphouët ne pouvait pas accepter ! C’était introduire lui-même la subversion, parce que les discours galvaniseurs de Thomas pouvaient créer une situation qu’il n’était pas sûr de pouvoir maîtriser. »

Et quand, à Ouagadougou, on le traitait de « vieux crocodile », le diplomate rappelle cette boutade du chef de l’État ivoirien : « Les crocodiles aiment les capitaines [référence au poisson]. Le diplomate ajoute : « Les gens se sont saisis de ça pour voir une certaine implication de la Côte d’Ivoire, mais moi, je ne franchirai pas ce pas. En fait, Thomas ne s’entendait bien qu’avec le Ghana de Rawlings, un peu le Bénin et un peu le Niger. »

Pour Frédéric Korsaga , qui fut de 1983 à 1986 ambassadeur du Burkina Faso en Côte d’ Ivoire, il y avait entre les deux hommes un sentiment de méfiance. Le président ivoirien s’interrogeait sur les intentions de Thomas Sankara vis-à-vis de la Côte d’Ivoire. « Ne voulait-il pas faire traverser la révolution au-delà des frontières du Burkina ? Alors, ça a été mal perçu. C’est normal que certains soient méfiants », conclut Frédéric Korsaga. Toutefois, l’ex-ambassadeur à Abidjan tient à relativiser.

Pour lui, les relations entre les deux pays n’étaient pas si mauvaises. Elles étaient bien meilleures en tout cas dans la réalité que les discours ne le laissaient penser : « Quand nous discutions, le président Houphouët me disait qu’il reconnaissait en Sankara certaines attitudes que lui-même avait eues pendant la colonisation. Donc quelque part, il admirait ce jeune qui voulait faire bouger les choses. » Le diplomate ajoute : « Houphouët m’a toujours dit de faire comprendre à son jeune frère que la Côte d’Ivoire n’a jamais eu et n’aura jamais l’intention de déstabiliser le Burkina. Et ça, je l’ai dit au président Sankara.

« Nous n’étions plus une sous-colonie de la Côte d’Ivoire », affirme avec une pointe de fierté l’ancien ministre des Affaires étrangères Basile Guissou. « Nous pouvions traiter d’égal à égal. C’est vrai que Houphouët le prenait très mal, mais nous nous sommes imposés à lui. »

Des différences de vue sont également apparues sur la question libérienne, car Charles Taylor ne profitait pas de la seule bienveillance de Mouammar Kadhafi. Il bénéficiait également du soutien de Felix Houphouët-Boigny. Le président ivoirien n’avait pas pardonné à Samuel Doe, le président libérien, d’avoir assassiné son ami, l’ex-président William Tolbert, et d’avoir tué son fils, Adolphus Tolbert.

Le jeune homme était marié à la filleule d’Houphouët-Boigny. Dans l’interview qu’il a donné à RFI en 2008, Prince Johnson, l’ancien chef rebelle libérien, a cité le nom de l’ancien président ivoirien, Félix Houphouët-Boigny : « Il voulait la chute de Sankara pour que nous puissions suivre notre formation et retourner au Liberia pour tuer Doe, parce que Doe a tué son beau-fils, William Tolbert junior. »

Avec Blaise Compaoré, les relations de Houphouët étaient-elles plus faciles qu’avec le bouillant capitaine Sankara ? « Je crois qu’il y a déjà les tempéraments qui sont différents », admet Jean-Marc Palm, l’ancien chef de la diplomatie sous Blaise Compaoré. « Thomas était fougueux, il n’hésitait pas à dire ce qu’il pensait. Blaise est beaucoup plus réservé. Il pouvait être beaucoup plus accommodant que Thomas ne l’était. Cela plaisait plus à Houphouët. »

Quant à Fidèle Kientega, il va plus loin, affirmant que Blaise Compaoré était le « ventre mou » : « Tant qu’il y avait la cohésion entre les deux [Blaise Compaoré et Thomas Sankara, NDLR], rien ne pouvait se passer de façon interne, mais il a fallu que l’on recherche le ventre mou et c’était Blaise Compaoré qui était apparemment sensible aux biens matériels, ça se sentait. »

Blaise Compaoré le « ventre mou » ? Est-ce à dire que le président Houphouët-Boigny a participé à un complot contre Thomas Sankara ? « C’est du cinéma. Il n’y pas eu d’implication extérieure », déclare Frédéric Korsaga, l’ambassadeur à Abidjan. « Toute révolution détruit ses propres enfants. La Côte d’Ivoire n’est pas mêlée, de près ou de loin, aux conflits internes qui se sont passés ici. Dire qu’après ce qui est arrivé, ils ont trouvé quelqu’un de commerce plus facile, là c’est autre chose. Que ceux qui parlent de ça disent exactement en quoi. »

Si Frédéric Korsaga assure que la Côte d’Ivoire n’a jamais agi contre Thomas Sankara, d’autres acteurs à Ouagadougou sont convaincus du contraire. Les uns estiment que le président ivoirien a encouragé Blaise Compaoré, qu’il a donné un feu vert et que ce feu vert valait celui de la France.

Ce qui aurait été déterminant à l’époque. D’autres vont même plus loin et affirment que les Ivoiriens ont participé à des préparatifs, qu’ils étaient à la manœuvre.
Ainsi, Pierre Ouédraogo, le secrétaire général national des CDR (Comité de défense de la Révolution) affirme avoir eu des informations selon lesquelles la Côte d’Ivoire a « incité » Blaise Compaoré à agir contre le CNR (Conseil national de la Révolution). Pour lui, Blaise Compaoré ne serait jamais passé à l’action s’il n’avait pas disposé de soutiens extérieurs.

« Nous avions été alertés du fait qu’au cours de ses séjours à Abidjan, il y avait des choses qui se passaient contre notre révolution, confie Pierre Ouédraogo. Thomas avait été informé du fait qu’il valait mieux ne pas le [Blaise Compaoré, NDLR] laisser aller souvent en Côte d’Ivoire […], qu’il était incité à aller de plus en plus contre Thomas Sankara. » La Côte d’Ivoire ? Un encouragement, rien de plus, selon Pierre Ouédraogo, mais un encouragement déterminant : « Il y avait déjà un terrain fertile de désaccord.

L’encouragement suffisait d’autant plus que, du point de vue de l’organisation des coups d’État, Blaise était quand même assez expérimenté, comme nous tous. On savait très bien que, si on dispose d’un appui de la Côte d’Ivoire, ce qui sous-tend derrière un appui de la France, peut-être pas immédiat, mais même lointain, un coup d’État ne pouvait qu’être accueilli favorablement. C’est très, très important. Je ne pense pas que la France avait besoin spécialement de venir mettre ses mains. »

De son côté, le lieutenant Moussa Diallo, numéro 2 de la gendarmerie et membre du CNR, affirme que la Côte d’Ivoire a fait plus qu’encourager Blaise Compaoré. Abidjan a bel et bien, selon lui, cherché à déstabiliser Ouagadougou. Pour preuve, le soutien accordé à Jean-Claude Kambouélé. Lors de la prise de pouvoir par Thomas Sankara, Blaise Compaoré et leurs compagnons, c’est lui, Jean-Claude Kambouélé qui, à la tête du groupement blindé, a offert la plus forte résistance, avant de prendre la fuite vers la Côte d’Ivoire.

De 1983 à 1987, Jean-Claude Kambouélé n’a jamais renoncé à son projet de renverser Thomas Sankara. « En fait, le chef de cette opposition en Côte d’Ivoire était Kambouélé Jean-Claude, se souvient Moussa Diallo. Il avait fui la révolution, était installé là-bas et recrutait des mercenaires. Il a eu des moyens énormes, parce qu’il s’est constitué une grosse fortune en Côte d’Ivoire… Cette fortune a été financée, selon nos informations, par la Côte d’Ivoire et les services de sécurité français.

Et c’est lui qui est venu dire un jour à ses partisans, que nous avions infiltrés : « Houphouët nous dit de tout arrêter, ce n’est plus la peine qu’on agisse, il a trouvé quelqu’un qui va régler le cas de Sankara, c’est Blaise ». Et il s’est énervé, il a dit : « Houphouët est naïf ! Il ne sait pas que Blaise, c’est l’alter ego de Sankara, c’est son ami, c’est son frère ! Blaise ne fera jamais rien contre Sankara ! » C’était en 1987. »

L’ancien aide de camp de Thomas Sankara n’a aucun doute : « La main de la Côte d’Ivoire, d’Houphouët en tout cas, était vraiment réelle dans cette affaire. »

Et Jean-Claude Kambouélé lui-même, qu’en dit-il ? Jusqu’à présent, l’homme qui voulait faire trembler la révolution sankariste depuis la Côte d’Ivoire ne s’était jamais exprimé dans les médias. RFI l’a retrouvé. Il se présente aujourd’hui comme un simple officier à la retraite. Dans un témoignage livré en exclusivité, il reconnaît avoir tenté de maintenir une opposition en activité depuis la Côte d’Ivoire, mais dément avoir eu connaissance de préparatifs d’assassinat contre Sankara.

« C’est eux qui m’ont donné le gîte et le couvert. Ils m’ont donné des hommes pour ma sécurité rapprochée. J’ai quitté le Burkina sous le feu, et donc je suis arrivé en Côte d’Ivoire dans cette dynamique de combat. Et donc j’avais avec moi des éléments venus du Burkina, des éléments que j’ai recrutés sur place. On s’est mis à l’entraînement dans l’espoir, dans le but éventuellement de retourner au Burkina. Nous étions vers le centre de la Côte d’Ivoire. C’est là-bas que je faisais mes entraînements. J’avais mes anciens qui étaient avec moi, plus quelques jeunes.

Bon, on avait une poignée d’hommes, de la taille d’une section, qui pouvaient manœuvrer. Mais on comptait éventuellement sur la 5e colonne, les anciens de mon groupement blindé, qui étaient toujours restés au Burkina et qui sont restés toujours fidèles. Nous étions là en espérant que le président Houphouët-Boigny allait nous aider, puisqu’il avait les informations sur mon attitude, mes activités sur le terrain. Mais je n’ai jamais bénéficié d’un armement quelconque pour éventuellement revenir au Burkina. »

Avait-il des liens avec Blaise Compaoré ? : « Surtout pas. Depuis que j’ai quitté le Burkina la nuit du 4 août 1983, je n’ai jamais eu un lien quelconque direct avec Blaise Compaoré. Ce que je peux vous affirmer, poursuit Jean-Claude Kambouélé, c’est que la Côte d’Ivoire suivait de très près l’évolution de la situation au Burkina Faso. Les Ivoiriens avaient toutes les informations au jour le jour de la tension qui montait entre les deux hommes.

Je le savais, parce qu’il y avait un officier des renseignements qui me donnait ces informations au fur et à mesure. Des informations, ils en avaient, oui. Mais passer à l’action avec des moyens, je ne peux pas l’affirmer parce que je n’ai aucun élément de preuve. »

La piste de la France

De la Côte d’Ivoire à la France, il n’y a qu’un pas que les acteurs burkinabè de l’époque franchissent facilement, d’autant que plusieurs épisodes révélateurs ont marqué les esprits.

Quelques mois à peine après son arrivée au pouvoir, en octobre 1983, Thomas Sankara est invité au sommet France-Afrique de Vittel. C’est Guy Penne, le conseiller Afrique de François Mitterrand, qui vient l’accueillir à sa descente d’avion. Le jeune capitaine refuse de lui serrer la main et n’assiste pas le soir au dîner officiel pour protester contre le manque de considération à l’égard d’un chef d’État africain.

Mais ce qui reste surtout gravé dans les mémoires, c’est la joute verbale qui a opposé les deux hommes, le 17 novembre 1986, devant les caméras, lors de la visite officielle du président français à Ouagadougou. Fidèle Kientega, ancien conseiller diplomatique, ne peut s’empêcher de sourire quand il pense à ce moment. Il se souvient que dans les jours qui ont précédé la visite, l’ambassadeur de France, Jacques Le Blanc, lui a demandé le discours du président Sankara afin de préparer la réponse de l’Élysée.

Fidèle Kientega s’est alors rendu auprès de Thomas Sankara. Il raconte : « Thomas Sankara me dit : « Mais pourquoi vous ne lui faites pas un discours vous-même ? « . « Parce que vous ne les lisez pas, Monsieur le Président ! » « Non, ce n’est pas parce que je ne les lis pas que je ne m’en inspire pas. Faites-lui un discours. » Fidèle Kientega ajoute : « Je l’ai préparé. Il l’a amendé et je l’ai transmis à M. Le Blanc. Et lorsque Mitterrand est venu effectivement, sur l’esplanade, Thomas Sankara a ouvert la page de garde. »

Lors du dîner officiel, Thomas Sankara interpelle François Mitterrand, pour avoir déroulé le tapis rouge, notamment à Pieter Botha, président de l’Afrique du Sud pendant les années les plus dures du régime ségrégationniste de l’apartheid : « C’est dans ce contexte, Monsieur François Mitterrand, que nous n’avons pas compris comment des bandits comme Jonas Savimbi, des tueurs comme Pieter Botha, ont eu le droit de parcourir la France si belle et si propre. Ils l’ont tachée de leurs mains et de leurs pieds couverts de sang. Et tous ceux qui leur ont permis de poser ces actes en porteront l’entière responsabilité ici et ailleurs, aujourd’hui et toujours. »

François Mitterrand improvise à son tour : « C’est un homme un peu dérangeant, le Président Sankara ! C’est vrai, il vous titille, il pose des questions… Avec lui, il n’est pas facile de dormir en paix : il ne vous laisse pas la conscience tranquille ! Moi, là-dessus, je suis comme lui.

Il faut qu’il sache que je suis comme lui, avec 35 ans de plus. Il dit ce qu’il pense, je le dis aussi. Et je trouve que dans certains jugements, il a le tranchant d’une belle jeunesse et le mérite d’un chef d’État totalement dévoué à son peuple. J’admire ses qualités qui sont grandes, mais il tranche trop ; à mon avis, il va plus loin qu’il ne faut. Qu’il me permette de lui parler au nom de mon expérience. »

Par son impertinence, Thomas Sankara a-t-il ce jour-là signé son arrêt de mort ? Certains à Ouagadougou en sont convaincus, même s’ils n’ont aucun élément concret pour l’attester.

Pour l’ancien ministre burkinabè des Affaires étrangères Basile Guissou, ce qui est sûr, c’est que le président burkinabè n’était pas en odeur de sainteté : « Vous lisez Chirac, il le dit clairement : « Ce Monsieur nous emmerdait ».

Vous lisez Mitterrand : « Jeune homme, faites attention, vous titillez trop. » C’est évident. Pas besoin de dessin pour ça », s’exclame Basile Guissou. « Nous gênions tout le monde. Moi j’ai eu à dire au ministre Nucci [le ministre français de la Coopération de 1982 à 1986] que nous, nous ne prendrons plus des ordres à Abidjan. Si la France veut parler au Burkina, elle nous parle directement, elle ne passe pas par Houphouët-Boigny !

Et ça, ça ne plaisait pas. » Et d’ajouter : « La Françafrique, ce n’est pas moi qui l’ai fabriquée ! On n’était pas sur la même longueur d’onde. C’est les intérêts français qu’ils défendaient et nous, on nous présentait comme des anti-Français alors que nous n’étions que des patriotes. Nous défendions nos intérêts. Mais cet état d’esprit-là, ce n’était pas la chose la mieux partagée dans les chancelleries et dans les cercles francophones d’Afrique. »

Les thèmes de discorde ne manquaient pas. C’était encore l’époque de la guerre froide. Outre le risque de contagion de la révolution burkinabè en Afrique francophone, il y avait les liens avec Tripoli, Moscou et Cuba. La position du Burkina en faveur de l’indépendance de la Nouvelle-Calédonie. Ou le discours sur l’annulation de la dette que Thomas Sankara prononça le 29 juillet 1987 à la tribune de l’OUA à Addis-Abeba.

Basile Guissou, ex-chef de la diplomatie burkinabè, se souvient aussi de son échange aigre-doux avec l’ambassadeur américain : « On l’avait traité de cow-boy », se rappelle-t-il dans un sourire. « On a eu à expulser les volontaires du Corps de la Paix, les Peace Corps. Ça n’a pas plu aussi. Mais c’est la marque des États souverains. On a assumé. »

« Nous gênions tout le monde », reconnaît l’ancien ministre des Affaires étrangères. « Thomas Sankara disait ce qu’il pensait, que ça plaise ou que ça ne plaise pas. Moi je l’ai vu, devant Andrei Gromyko à Moscou, demander à la délégation de ramasser les bagages, qu’on rentre à Ouagadougou, « parce que celui-là, il ne sait pas que je suis chef d’État, lui n’est que chef du gouvernement » […] C’est l’homme qui était comme ça. Maintenant, cela ne m’étonne pas que ce type de discours puisse vexer et choquer Kadhafi, Houphouët-Boigny ou Mitterrand. »

Selon tous ces témoignages de proches de Thomas Sankara, ce qui s’est passé le 15 octobre n’est pas le fait de Blaise Compaoré. Fidèle Kientega est « sûr » que les services secrets français et américains étaient au courant de ce qui se tramait.

« Toute la difficulté de ce genre de choses, souligne-t-il, c’est d’avoir des éléments concrets, des documents écrits ou des enregistrements de voix. Donc tout ce que vous pouvez dire, ce sont des sentiments diffus, qui peuvent friser l’affabulation ou les accusations gratuites. Mais lorsque vous regardez toute la trame qu’il y a eu depuis que nous étions là, vous savez que sa mise à mort a été un processus qui a été préparé et élaboré. »

Cette thèse du complot international, Nongma Ernest Ouédraogo, l’ex-ministre de l’Intérieur, un fidèle lui aussi de Thomas Sankara, la rejette : « Je ne peux pas étayer les allégations selon lesquelles des services étrangers étaient mêlés à cette histoire, parce que moi je pense qu’il s’agit d’un problème tout à fait interne au CNR, que c’est un conflit entre Blaise Compaoré et Thomas Sankara. Peut-être bien que certains ont eu accès à des informations différentes des miennes. Mais moi, en tant que ministre de la Sécurité, je n’ai jamais eu vent d’un quelconque complot. »

Thomas Sankara s’est-il montré trop naïf, trop idéaliste ? Sans doute. Fidèle Kientega, le confident, a toujours eu l’impression que Thomas Sankara était conscient des risques qu’il prenait.

« Il le disait lui-même, il faut qu’on aille vite parce qu’on n’a pas le temps. Et il faut comprendre ce que ça voulait dire : on n’a pas le temps. Il savait les oppositions, les antagonismes qu’il avait. Et il savait aussi, je crois, qu’il ne pouvait pas s’en sortir. Mais il pensait qu’il semait une graine qui allait nécessairement germer et que plus rien ne pourrait être comme avant. Il a fait l’erreur de croire que le processus qu’il avait engagé, personne ne pouvait l’arrêter. Or, Blaise Compaoré l’a arrêté. »

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