Il reconnaît que ses anciens camarades s’étonnent de sa métamorphose. Comment l’élève et étudiant qui jamais n’avait fait partie d’une association scolaire ou estudiantine, n’avait jamais participé aux mouvements des élèves et étudiants, qui semblait même ne pas s’intéresser publiquement à la chose politique, est-il devenu l’un des activistes les plus virulents contre le régime togolais ?
« Je n’ai jamais pensé quitter le Togo, mais j’ai pris la décision de m’en aller, aller n’importe où »
Pour David Kpelly, tout commence en 2005 par la sanglante prise du pouvoir de Faure Gnassingbé à la mort de son père Eyadema. Il était un étudiant cherchant désespérément depuis quelques mois un stage pour écrire son mémoire de fin de cycle BTS, quand le peuple togolais s’était soulevé contre le coup de force de l’armée togolaise. Il affirme avoir vu dans certains quartiers les militaires et miliciens à l’œuvre. Dépité, il se joint à quelques manifestations des jeunes contre la forfaiture. Mais le verdict ne changea pas. La violence excessive eut raison du peuple. « Je crois que le déclic en moi est venu de là. J’étais profondément dégoûté par toute cette méchanceté. Je n’ai jamais pensé quitter le Togo, mais j’ai pris la décision de m’en aller, aller n’importe où», affirme-t-il la voix amère.
Le Togo, il le quittera après son stage à la Banque togolaise pour le commerce et l’industrie et sa soutenance. Destination, le pays de Modibo KEITA. Pourquoi le Mali qui n’est pas réputé un pays prospère ? Il répond en souriant : « Je voulais aller n’importe où, et la première occasion qui m’était donnée c’était le Mali ». Cette occasion était un stage que lui avait trouvé son meilleur ami, ingénieur à Bamako, à la Banque de l’habitat du Mali. Dans ses valises, des manuscrits de ses textes littéraires, deux romans et une vingtaine de nouvelles dont certaines ont été inspirées par les évènements sanglants de 2005.
Après son stage, il refuse une proposition d’embauche pour reprendre les études. Il se retrouve par la suite dans l’enseignement, ce métier pour lequel il déclare avoir, au début, une profonde aversion, et qui l’avait poussé à éviter les facultés des lettres et de droit à l’université. « Ma mère voulait que je devienne banquier. Moi je pouvais accepter de devenir tout sauf enseignant. Mais aujourd’hui je suis un enseignant comblé », affirme-t-il entre deux éclats de rire.
En 2009, David Kpelly publie, à quelques mois d’intervalles, trois recueils de nouvelles : « L’Elu de la réforme », « Le Fratricide de la réforme », « Le Gigolo de la réforme ». La trentaine de textes que comporte cette trilogie sont largement inspirés de la dictature togolaise, depuis Eyadema jusqu’à son fils Faure. La même année, il créé un blog, « Agenda de ma boucherie », où il publie des textes d’une grande virulence contre le régime de Lomé. Les journaux togolais hostiles au pouvoir reprennent ces textes et révèlent peu à peu le jeune auteur au public togolais.
« Le blog ne m’a pas seulement révélé aux lecteurs, il m’a révélé à de grands écrivains qui m’ont beaucoup aidé »
Cependant, c’est son deuxième blog, créé suite à un concours de Radio France internationale, RFI, pour recruter des jeunes blogueurs francophones pour le projet de blogging Mondoblog qui le révèle réellement. Avec son blog intitulé « Afrique, mon pleurer-rire », titre inspiré du titre du roman « Le Pleurer-rire » de l’écrivain congolais Henri Lopes, il devient l’un des blogueurs phares du projet avec ses amis le Camerounais Florian Ngimbis et le Guinéen Alimou Sow. La tribune est parfaite pour montrer sa colère contre le régime togolais. Il multiplie les textes des fois drôles, des fois très sévères contre la dictature togolaise, notamment son chef de file, Faure Gnassingbé. Les partages de ses textes dans les journaux se multiplient, les reprises sur les réseaux sociaux aussi. Il reste très reconnaissant envers ses blogs. « Le blog ne m’a pas seulement révélé aux lecteurs, il m’a révélé à de grands écrivains qui m’ont beaucoup aidé. Je veux surtout parler de mon compatriote Sami Tchak, l’un des auteurs africains les plus significatifs de notre ère, qui a profondément changé ma vision de la littérature. »
« Je ne vois pas en quoi il est mauvais pour un Togolais d’être obsédé par le Togo »
En 2010, il remporte le Prix France Togo qui récompense les auteurs togolais depuis 1985, pour le manuscrit d’un roman, « L’Ange retrouvé », où il est question d’une jeune fille qui réussit à assassiner son père adoptif et bourreau, un dignitaire d’un régime dictatorial dans un pays ressemblant trait pour trait au Togo. En 2011, il publie « Apocalypse des Bouchers », un recueil de nouvelles, véritable satire contre le régime de Faure Gnassingbé. Quatre ans après, en 2015, suit la publication de « Pour que dorme Anselme », un recueil de douze lettres typiques de son style au vitriol qu’il adresse au Premier ministre togolais de l’époque sur l’assassinat de Anselme Sinandare, un élève de douze ans abattu par un corps habillé togolais. A la question si le régime togolais n’est-il pas en train de devenir son obsession, il répond sèchement « Je ne vois pas en quoi il est mauvais pour un Togolais d’être obsédé par le Togo ».
« On a essayé et ça n’a pas marché. Mais on continuera d’essayer jusqu’à ce que ce régime cancérigène nous libère »
Il y a deux ans, lorsque de géantes manifestations ont éclaté dans le pays, réclamant la démission de Faure Gnassingbé après 12 ans au pouvoir, on l’a vu à l’épreuve sur les réseaux sociaux, encourageant, à travers ses textes, les manifestants, mais également participant à des collectes de fonds pour aider ces derniers. Les manifestations ont semblé n’avoir rien donné, puisque Faure est toujours au pouvoir et compte même se représenter pour un quatrième mandat en 2020. Mais David Kpelly ne semble pas avoir perdu espoir. Il lance en haussant les épaules : « On a essayé et ça n’a pas marché. Mais on continuera d’essayer jusqu’à ce que ce régime cancérigène nous libère. »
Son dernier livre, un recueil de nouvelles, publié en juillet 2019, a pour titre : « Le Général ne vit pas d’amour ». Un titre qui en dit déjà long sur le contenu, quand on sait que l’armée togolaise est le vrai détenteur du pouvoir dans ce pays.
Quant à ses projets de retour au pays, David Kpelly est clair. Il retournera au Togo quand le régime aura changé. Car son rêve est d’y ouvrir un institut universitaire, participer à la formation des jeunes Togolais, et passer le reste de sa vie à Mission-Tové, son village natal situé à une vingtaine de kilomètres de Lomé, à côté de la tombe de son père, enseignant des lettres décédé en 1999 à 48 ans.
Portrait réalisé par Halidou Sy.
27Avril.com