Dans le fief de l’opposition togolaise

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Sokodé et Bafilo, foyers de la nouvelle contestation contre le président Faure Gnassingbé, sont étroitement surveillés par l’armée. Accusés d’instrumentaliser l’islam, les imams de ces deux villes, arrêtés par les forces de l’ordre, s’expliquent à « La Croix ».

De notre envoyé spécial

Le jeune soldat est flanqué d’un uniforme un peu grand pour lui. Son léger gilet pare-balles porte les insignes de la 2e brigade d’intervention rapide (BIR). Avec d’autres, il contrôle calmement les véhicules qui entrent ou sortent de Sokodé, deuxième¬ ville du Togo. C’est le seul barrage élevé par des militaires sur les 350 km de route qui la séparent de la capitale, Lomé : une nationale plutôt en bon état, longée de carcasses de camions, de camionnettes et de voitures accidentées.

Une fois l’examen terminé, il lance un geste amical en direction du chauffeur qui reprend aussitôt sa route. On ne peut pas dire que l’ambiance soit électrique, ce jour-là, à Sokodé, foyer de la nouvelle contestation au régime depuis le mois d’août. « La libération de l’imam Alpha Alassane, le 7 décembre, a fait baisser la tension dans la rue. Les forces de l’ordre sont un peu moins visibles », explique un habitant qui préfère garder l’anonymat.

Ce jour-là, les Rouges du Semassi, la célèbre équipe de football de Sokodé, jouent au stade pour le compte du championnat national. Les tribunes sont à moitié remplies, seulement par des hommes. Les seules femmes visibles sont les petites marchandes de friandises et de rafraîchissements. Des forces de l’ordre sont regroupées dans un coin isolé. Une journée presque normale.

Sauf que les esprits ne sont pas en paix. Ils sont même toujours en colère et, surtout, très divisés. Sokodé témoigne de la fracture profonde qui déchire le Togo entre les partisans de la famille Gnassingbé, au pouvoir depuis cinquante ans, et leurs opposants. Cette fracture politique et ethnique s’étend, fait nouveau, aux soutiens traditionnels du parti présidentiel, l’Union pour la République (Unir).

Cette ville était connue pour soutenir le président Gnassingbé… jusqu’à l’été dernier. Le 19 août, à l’appel du Parti national pan¬africain (PNP) de Tikpi Atchadam, un enfant du pays, des milliers de personnes ont manifesté dans ses rues contre le projet de réforme de la Constitution : sous couvert de limiter les mandats présidentiels, il permettrait à Faure Gnassingbé d’en briguer deux nouveaux à partir de 2020.

Surprises par l’ampleur et l’exaspération des manifestants, les forces de l’ordre les ont dispersés avec brutalité, tuant deux personnes, en blessant et en arrêtant plus d’une centaine d’autres. Ce drame a envenimé la crise. La protestation a gagné le sud du pays, traditionnellement hostile au palais présidentiel. Le succès de la mobilisation du PNP a poussé les principaux partis de l’opposition à se fédérer. Ensemble, ils appellent les Togolais à marcher dans la rue contre le pouvoir, quasiment toutes les semaines. De Lomé à Sokodé, une même clameur s’élève désormais : « Gnassingbé, dégage ! »

À Sokodé, les Tems, l’une des ethnies alors alliées aux Kabyés, celle de Faure Gnassingbé, soutiennent de plus en plus ouvertement le PNP. L’unité du Nord, indispensable pour le clan au pouvoir, est désormais fissurée.

Les mosquées de Sokodé épousent cette fracture entre l’Unir et le PNP. Face à cette nouvelle situation, le pouvoir réprime les manifestations dans cette ville. Loin de la capitale, loin des médias, les choses tournent mal. Plusieurs morts sont à déplorer, des deux côtés. L’armée est envoyée pour prêter main-forte à la police. Bastonnades, arrestations arbitraires, perquisitions se succèdent.

En octobre, deux imams accusés d’être des islamistes prêchant la violence contre le régime, sont arrêtés et jetés en prison : Alpha Alassane, le 16 octobre à Sokodé, et Alpha Abdoul Wahid, le 25 octobre à Bafilo. Une foule furieuse s’est soulevée contre ces arrestations, s’attaquant aux locaux de la police, pillant et brûlant les maisons de la gendarmerie. En réponse, l’armée est lâchée, une vingtaine de personnes perdent la vie. Des centaines s’échappent en brousse, également dans le nord, à Bafilo, où la présence policière est encore plus vive.

Depuis, les forces de l’ordre quadrillent ces deux villes, les manifestations y sont interdites, les médias locaux n’ont pas le droit de parler de la crise, les conversations sont surveillées, les partisans du régime sont furieux. « Je n’avais jamais cru qu’une telle violence puisse s’abattre ici, témoigne un habitant, nous avons tous eu très peur des émeutiers et de la réaction de l’armée. Ce n’était pas bon. »

Une mère de famille : « On a peur, tout le temps, que la police vienne nous bastonner, nous voler, nous arrêter ». Dès qu’elle entend le mot « soldat », sa fillette de 5 ans crie en se protégeant la tête : « Frapper, frapper ! » Pour le régime, le mouvement de protestation à Sokodé et Bafilo est téléguidé par des islamistes. C’est la raison pour laquelle les deux imams ont été arrêtés.

Justement, l’imam Alpha Alassane accepte de s’expliquer. Cette nuit-là, dans sa maison au fin fond de Sokodé, il raconte ce qui lui est arrivé le 16 octobre : « Les militaires sont arrivés dans une dizaine de camions. Ils ont défoncé ma porte, volé mon argent et m’ont conduit à la gendarmerie où j’ai été insulté, fouetté, battu, humilié. Au bout de trois jours, j’ai été emmené en prison où j’ai mieux été traité. »

Il sait qu’à Lomé on dit qu’il prêche la haine contre le régime, qu’il utilise le Coran pour justifier les violences, qu’il en appelle à Allah pour renverser Faure Gnassingbé. Cela le fait sourire. « Je n’ai jamais appelé mes fidèles à s’en prendre violemment aux gendarmes, à leur famille et à leurs biens. » En revanche, il explique volontiers que manifester contre les Gnassingbé est un devoir pour un musulman dans la mesure où c’est prendre le parti de la justice et de la paix.« Oui, je suis proche de Tikpi Atchadam. Nous partageons la même vision de la situation. Nous luttons ensemble contre l’injustice. C’est lui, aujourd’hui, le véritable opposant au Togo. »

À une heure de route de là, Bafilo est aussi sous le contrôle de l’armée. L’atmosphère est plus lourde. Tout le monde se surveille et se contrôle. Des hommes en uniforme patrouillent dans la ville. D’autres, en civil, écoutent les conversations, s’approchent des attroupements, observent les allées et venues.

Des partisans du régime se sont constitués en milice. Ils tiennent certains quartiers, surveillent certaines routes. Les forces de l’ordre, selon les habitants, agissent en toute impunité : « Ils nous frappent, entrent dans nos maisons, nous pillent, arrêtent ceux qui protestent, nous frappent encore », explique un vieux. Son camarade hoche de la tête.

La ville est isolée. « Les agents du régime cherchent ceux qui ont manifesté,souffle un commerçant. Des listes ont été établies.Nos jeunes sont partis se cacher en forêt. » En voici un qui vient clandestinement dans la journée pour prendre des nouvelles. « Notre camp est à quelques heures de marche. Vivre en brousse depuis le mois d’octobre, c’est éprouvant. On a des camarades qui sont morts d’épuisement, de maladie. »

Blessé en octobre par des éclats de grenades, il a été soigné discrètement à Sokodé avant de se réfugier dans la forêt. « On n’a plus rien à perdre. On ne veut plus de ce régime. »

L’imam Alpha Abdoul Wahid reçoit quelques visites. Il explique : « J’ai été accusé de prêcher la violence, d’avoir envoyé les jeunes piller et caillasser les maisons des proches du régime. Mais c’est faux. » Lui aussi reconnaît, cependant, dénoncer dans ses prêches l’injustice du régime. Mais il n’utilise pas le Coran pour cela. Sunnite, il a passé quatre ans au Qatar et cinq en Arabie saoudite. « Je ne suis pas un islamiste, poursuit-il. C’est faux ! Je marche contre le régime, au côté de Tikpi Atchadam. Vous savez, je suis son oncle. »

Source : www.la-croix.com

Source : www.icilome.com