Pour être dans l’actualité, commençons par un vœu : un puissant homme d’affaires français, Vincent Bolloré vient d’être mis en examen par la justice de son pays. Dans les faits qui lui sont reprochés, des dirigeants africains, dont les tenants du régime actuel togolais sont, pour le moins, évoqués. Notre souhait est que ces dirigeants africains aient eux aussi, tôt ou tard, à répondre de leurs actes, de tous leurs actes, devant une juridiction nationale ou internationale.
Il est devenu récurrent, lorsque l’on parle du régime ou plutôt du système mis en place par Etienne Gnassingbé Eyadema, d’employer les mots tels que dictature cinquantenaire, tyrannie…monarchie, dynastie des Gnassingbé, de nommer ses détenteurs Gnassingbé 1 et Gnassingbé 2, ou encore Gnassingbé le père et Gnassingbé le fils. Des compatriotes et même certains journalistes étrangers appellent ce dernier, je veux dire Gnassingbé le fils, ironiquement bien entendu, le « Prince ». Embarrassés ou excédés par la nature à la fois peu orthodoxe et tentaculaire de ce système, ne sachant exactement justifier l’existence d’un tel phénomène à la tête de l’État, certains ont inventé, pour le désigner, des expressions telles que « Gnassingbé et sa clique ». On n’hésite plus á appeler cette bande État voyou, donc ceux qui ont la prétention de diriger cet État, des voyous, des brigands. Le mot qui, officiellement désigne le régime togolais, mais dont l’utilisation, aujourd’hui, honnêtement, reste largement à justifier est celui de République, res publica, la chose publique. Et pourtant, tous les documents, toutes les institutions, tous les bâtiments officiels du Togo, tout ce qui appartient à cet État, sont bien désignés comme appartenant à la « République togolaise ». Les questions sont de savoir si nous sommes encore bien, réellement dans une République et si ceux qui dirigent le pays se comportent comme dans une République.
Il n’est pas inutile de rappeler comment, par quel acte l’État togolais a commencé sa dégénérescence, c’est-à-dire de perdre ses vraies qualités de République jusqu’à en arriver à l’étape actuelle que l’on peut presque, sans ambages, appeler d’absence d’État. En tout cas nous sommes dans une situation d’absence de pratiques d’État républicain. Au moment même où j’écris ces lignes, j’entends se plaindre des étudiants de l’université de Kara que les représentants dudit État voyou ont voulu empêcher, par la force, de suivre tranquillement une formation, parce que le professeur qui devait diriger cette formation ne serait pas en odeur de sainteté auprès des autorités de l’État. Ces étudiants s’exclament ainsi vivement et même bruyamment, avec colère: « On est dans quel pays ? C’est quel pays ça ? » Que l’on en soit amené à utiliser le « ça » pour désigner une République et un pays qui dans la vision de ses vrais fondateurs est appelé à devenir l’or de l’humanité, cela dit tout.
On ne peut pas, si l’on cherche à expliquer la situation actuelle, ne pas se référer à cet acte que je vous laisse le soin de qualifier et qui, forcément, tôt ou tard ne peut aboutir qu’à l’état dans lequel le peuple togolais pâtit et patauge actuellement comme dans une sorte de boue compacte qui avale ceux qui tentent de s’en sortir. Les archives officielles sur le fait en question étant encore partielles et parcellaires ou simplement secrètes, cachées notamment par l’ancienne puissance coloniale dont le rôle en l’occurence est plus que troublant, on ne peut que recourir, pour le moment, à des témoignages personnels pour en parler. Je vous prie de lire le mien ici.
Le 13 janvier 1963, puisque cette date est pour le moins historique, j’avais mes 16 ans. J’étais dans un train, le premier du matin allant de Kpalimé à Lomé, qui partait à 6 heures, si mes souvenirs sont bons. Avant même que ce train parvienne à l’étape de Kévé, ordre avait été intimé au conducteur-mécanicien de s’arrêter. En quelques minutes, tous les passagers étaient à terre. Que se passait-il ? Les spéculations allaient bon train, alors que le train était bloqué. C’était la période chaude du conflit dit du Togo britannique, entre le Ghana et le Togo et la rumeur faisait déjà état de l’invasion par des soldats ghanéens du territoire togolais. Mais où donc étaient-ils, ces soldats ghanéens que personne ne voyait? Par quelle localité étaient-ils entrés en terre togolaise ? Comme nous n’étions pas loin de la frontière ghanéenne, des passagers se disaient prêts à en découdre, si seulement ils pouvaient trouver des coupe-coupe. Dans tous les cas, le mot était lâché : il y avait une guerre déclarée. Mais, entre quels pays ? Entre qui et qui ? Après environ une heure, le train fut autorisé à poursuivre son trajet. On pouvait alors écouter la radio, surtout les radios étrangères qui annoncèrent qu’il y avait un coup d’État au Togo et que le président Sylvanus Olympio était assassiné.
Je passe sous silence la stupéfaction des passagers, leur incrédulité, leur consternation visibles sur les visages…suivies quelques minutes plus tard de l’explosion de larmes, de hurlements quand la triste nouvelle sera confirmée plus tard, notamment à mesure que plusieurs radios du monde la confirmeront. Un peu plus tard encore, on entendra, sur fond de musique militaire assommante, la déclaration tonitruante du chef du soi-disant Comité Insurrectionnel, l’adjudant-chef Emmanuel Bodjolé. De cette déclaration propre à vous atterrer par le ton, on retiendra surtout cette phrase terrible et fatale : « A l’heure où je vous parle, le chef de l’ancien gouvernement, le président Sylvanus Olympio est mort ». Vous imaginez l’effet qu’une telle phrase peut produire sur les passagers du train, et partant sur l’écrasante majorité des Togolais.
Je reviens aux mots-clés prononcés qui s’enchaînent comme dans un réseau : guerre, coup d’État, assassinat. Ils sonnaient comme ceux d’une prophétie macabre qui allait s’abattre sur nous et plomber le Togo pendant plusieurs décennies. C’est dans ce bain que nous avions débarqué ce jour-là à la gare de Lomé où tous les passagers durent faire la queue, non pas pour présenter leur ticket aux agents du CFT avant de sortir, comme cela était de règle, mais pour se laisser fouiller, mains en l’air, docilement alignés, par des hommes en armes. On transpirait, non seulement parce qu’il faisait très chaud, en ce milieu de la journée de dimanche, mais surtout par peur, à la mine farouche des militaires lourdement armés, des véhicules militaires qui circulaient non loin de la sortie étroite de la gare. Pour rentrer chez moi, comme beaucoup de passagers ayant pris le même train que moi, j’ai dû traverser une partie de la ville dans cette atmosphère de terreur. Au réseau constitué par les mots guerre, coup d’État, assassinat, je peux donc ajouter le mot terreur. Et depuis ce jour, ces mots vont constituer le bain dans lequel vivent les Togolais, parfois un peu plus, parfois un peu moins, mais dans tous les cas, cette atmosphère, ce bain sera permanent. Je crois pouvoir répondre à la question de savoir qui était en guerre contre qui : il s’agit bien d’une guerre entre les hommes en armes et la population togolaise.
Nous ne quittons pas le passé, puisqu’il se prolonge jusqu’á nos jours. Mais prenons des exemples dans les faits récents, dans l’actualité. Ce qui s’est passé en février 2005 dans plusieurs villes du Togo, principalement dans le Sud ce qui se passe à Sokodé, à Bafilo et Mango et même à Lomé les jours chauds de manifestations, plus chauds que le 13 janvier 1963 est à tout fait dans la suite de l’atmosphère créée ce jour et même pire : assassinat, non plus d’un seul homme, mais d’une masse, coups d’État et coups de force déguisés en modification de la Constitution, terreur sur les populations des villes et villages que l’armée assiège, qu’elle pourchasse comme des animaux sauvages….
Contre le réseau qui constitue la réalité du système, on nous en a inventé un de façade, qui lui aussi date du lendemain du 13 janvier 1963. Le premier gouvernement, si l’on peut appeler la chose ainsi, s’était donné ( il en avait le pouvoir ) le nom de « Gouvernement d’Union et de Réconciliation Nationales ». Décortiquons. Où se trouvait la notion de vraie Union ? Dans la volonté des auteurs du coup d’État de domestiquer autant que faire se peut tous les acteurs politiques dont ils redoutaient, tant soit peu, une résistance, même pacifique. Nous avons vu certains leaders résister malgré cette domestication, comme Noé Kutuklui, farouchement poursuivi, exilé, faussement accusé de complot, pour ne citer que son cas. Mais nous savons aussi que plusieurs des résistants ont été arrêtés, torturés, condamnés et exécutés de manière arbitraire. Nous savons également que des expéditions punitives avaient été organisées ayant consisté á administrer, sur la place publique, de cruels châtiments corporels aux militants des anciens partis rigoureusement interdits. Voilà l’Union, version Gnassingbé : on entre dans le système voulu par les auteurs du coup d’État et on se tait. Dans le fond, le principe n’a guère changé aujourd’hui, même si l’on peut arguer que nos contemporains disposent d’une relative liberté d’expression : les arrestations arbitraires, les procès sommaires et iniques qui se déroulent sous nos yeux, l’interdiction, la répression sanglante des manifestations, le recours du régime à des miliciens cagoulés pour cette sale besogne… les pressions de toutes sorte exercées sur les organisations syndicales, au mépris des droits de l’homme et des droits que confèrent la Constitution…tout cela nous replonge violemment dans la situation ayant prévalu au lendemain du coup d’État. Où est la réconciliation ? J’ai écrit, ironiquement dans un de mes articles qu’Eyadema était un réconciliateur professionnel, depuis 1963, qui n’a pas fini sa tâche, qui ne l’a pas achevée avant sa mort et qui donc aurait chargé son héritier de le faire. Mais, ce que le père n’a pas pu donner aux Togolais, comment le fils pourrait-il le leur garantir ? Surtout que, en dépit des déclarations que nous connaissons et qui nous feraient rire si nous ne vivions pas dans une tragédie, du genre « lui c’est lui et moi c’est moi », « le père et le fils sont un », pour paraphraser l’évangile ? Le problème est que l’héritier se place dans la droite ligne de son géniteur. On pourrait même dire que l’héritier n’est rien sans son géniteur, de qui il a hérité les méthodes de violence, le dévouement des forces dites de sécurité dont on connaît la brutalité. Il en a hérité aussi l’argent pour s’acheter les hommes à son service. Ce qui manquait au père manque encore plus cruellement au fils : les vraies valeurs républicaines et les valeurs tout court. A la place de la réconciliation, nous avons donc un pouvoir rompu à la roublardise qui est le complément de la violence et des assassinats.
Comment expliquer le jeu, depuis le 19 août, des promesses de mesures d’apaisement et en même temps des arrestations de chefs religieux à Sokodé, Bafilo, Mango ? Comment expliquer, alors que, officiellement le régime a accepté le principe du dialogue, la menace qui pèse sur Tikpi Atchadam et d’autres leaders des partis politiques, la persécution des membres de la société civile, de Nubuéké en particulier ? Comment expliquer que le régime RPT-UNIR reconnaisse ouvertement la nécessité du consensus pour que le dialogue aboutisse à une fin, et en même temps prépare unilatéralement les élections qu’il est presque sûr de gagner comme les précédentes ?
Et « nationale » en plus ! Il aurait fallu que ceux qui avaient pris les pouvoir par la force et qui sont prêts à tout faire pour le conserver, pour eux-mêmes et leurs descendants, aient d’abord eu une vision de la nation, qu’ils aient exposé cette vision au cours d’une véritable campagne électorale à toute la nation, contre d’autres projets de société, que le peuple ait fait le choix du leur et qu’ensuite ce même peuple ait les moyens, par l’intermédiaire des institutions républicaines, de suivre, de contrôler l’exécution, la réalisation de cette vision. Or, il n’en est rien. Le fait que le clan Gnassingbé, seul pèse sur l’Assemblée nationale, la Haute Autorité de l’Audiovisuel, détermine qui peut être membre de la CENI, confectionne et contrôle le fichier électoral, fabrique à tour de bras des commissions de ceci ou de cela et dicte ses lois à la Cour constitutionnelle…fausse totalement le jeu démocratique…
Tout ceci nous amène, pour être au goût du jour, à parler du dialogue. Pour le régime et aussi pour ses alliés extérieurs avoués ou pas, il s’agit d’une recette que l’on sort chaque fois que le pouvoir se heurte à une résistance qui, si elle se prolonge, pourra sérieusement l’affaiblir politiquement et économiquement et même le mettre complétement à terre. Les arguments ne manquent pas alors pour persuader l’opinion nationale et internationale que c’est l’opposition qui refuserait le dialogue et qui serait la source du malheur de la nation par son intransigeance. Les alliés de fait du pouvoir peuvent se draper dans le manteau d’amis du Togo qui souhaitent le plus grand bien au peuple togolais et même que tout ce qu’ils entreprennent, ils le font de manière désintéressée. La recette qui, bien sûr, consiste à faire quelques miettes de concession à l’opposition, surtout quant aux ambitions personnelles que les uns et les autres nourrissent, a toujours réussi au pouvoir et à ses alliés. Prenons l’exemple des 22 engagements que les pays occidentaux, ayant suspendu leurs aides au Togo, avaient, soi-disant, imposés à Eyadema. Le respect de ces engagements devait être la condition de reprise de la coopération économique avec le Togo. A la mort d’Eyadema en 2005, la validation de ces engagements par le fils et héritier d’Eyadema qui ne les avait pas lui-même contractés, est une reconnaissance implicite du fait que l’Union européenne considère qu’il s’agit du même régime. Toujours est-il que les gouvernements de l’Union européenne, en dépit de l’avis du Parlement européen qui condamnait les violations des droits de l’Homme, le massacre d’au moins 500 citoyens togolais, d’après le rapport de l’ONU, sous le prétexte d’élections, en dépit de toutes les gymnastiques rocambolesques exécutées au vu et su du monde entier, les gouvernements de l’Union européenne ont donc reconnu le régime togolais et repris la coopération avec lui, sous le prétexte que ce pouvoir a signé l’APG avec les responsables de l’opposition. Qui est dupe de qui ? Pour un observateur et un analyste objectif de la scène politique togolaise depuis 1963, l’APG entre bien dans l’idée que le clan Gnassingbé se fait de l’exercice du pouvoir et de son partage éventuel avec une certaine opposition : nous ne nous éloignons pas de la domestication de celle-ci. Et cela se fait avec la complicité et même la bénédiction de ce qu’il est convenu d’appeler Communauté Internationale. La réalité, désolante à mon avis, est que nos responsables de l’opposition participent à ce dialogue. Or, ils ne sont nullement dupes concernant les intentions du clan, au lendemain du 19 août 2017, lorsque Gnassingbé s’était mis á courir partout pour demander le dialogue. Bien sûr que l’on comprend :
– leurs soucis de ne pas être accusés de vouloir conquérir le pouvoir par l’insurrection de la rue
-leur préoccupation de soigner leur image d’interlocuteurs politiquement corrects et fréquentables
-leur souhait de ne pas apparaître comme des extrémistes, des radicaux
-la nécessité dans laquelle ils se trouvent d’afficher leur légalisme, en tant qu’hommes et femmes qui aspirent à exercer le pouvoir demain…
Et peut-être admettrait-on, enfin, qu’ils aient une foi sincère dans les vertus du dialogue et tiennent à le prouver.
Mais seulement, voilà, à mon humble avis, il faut mettre tout cela sur un plateau de la balance et sur l’autre, la volonté du peuple dont ces leaders ont la prétention d’être les représentants.
Et, après l’expérience des 27 dialogues précédents qui ont permis, à court ou à moyen terme au clan Gnassingbé de se maintenir, de savoir où nous allons en nous embarquant dans le dernier en date.
Il n’y a, à mon avis qu’un seul moyen de savoir où désormais nous allons : totalement et définitivement rompre avec le système Gnassingbé. Et, tel que nous connaissons ce système, ce n’est certainement pas par le dialogue que peut s’opérer cette rupture. Communauté Internationale, Union Africaine, CEDEAO, médiateurs, facilitateurs, ce n’est pas tout ce monde-là qui a la solution au problème togolais. C’est le peuple togolais qui détient la solution à son propre problème. D’abord. C’est la conscience de cette vérité qui doit déterminer notre attitude à l’égard de la Communauté Internationale, de l’Union Africaine, de la CEDEAO dont, a priori, nous n’avons pas à refuser le concours.
Sénouvo Agbota ZINSOU
(Texte intégral d’une conférence donnée à Hambourg le 28 avril 2018 devant la diaspora togolaise de cette ville, dans le cadre de la célébration du 58e anniversaire de l’Indépendance du Togo)
Source : www.icilome.com