Le 15 octobre 1987, Thomas Sankara, le président du Burkina Faso, tombe sous les balles d’un commando. Trente ans après, à Ouagadougou, le souvenir de cet assassinat reste frais dans les mémoires de ses contemporains. Les questions hantent les anciens. RFI est allée à la rencontre de ceux qui étaient là, au moment de la mort puis de l’inhumation du capitaine révolutionnaire. A la rencontre de ceux également qui ont vu monter les tensions entre deux amis proches, Sankara et Compaoré. Ils disent leurs convictions sur ce qui s’est passé, à Ouaga, en cet an V de la Révolution.
Le jour où Sankara est tombé
Jeudi 15 octobre 1987, 16 heures. Une réunion doit commencer à Ouagadougou au Conseil de l’entente, dans une salle du bâtiment « Burkina ». Thomas Sankara en a fait le siège du Conseil national de la Révolution (CNR). La réunion porte sur la création d’un parti politique, un parti unique dont le but est de rassembler l’ensemble des mouvements de gauche pour sauver la révolution et faire face à la montée des contestations. Six membres de son cabinet sont présents.
Il y a là Paulin Babou Bamouni, journaliste, directeur de la presse présidentielle, Bonaventure Compaoré, employé à la présidence, Frédéric Kiemdé, conseiller juridique à la présidence, l’adjudant Christophe Saba, secrétaire permanent du CNR – un homme de confiance du président -, Patrice Zagré, professeur de philosophie et Alouna Traoré. Ce dernier travaille comme conseiller à la présidence en charge des rassemblements de masse. Il sera l’unique survivant de cette rencontre.
Thomas Sankara arrive dans sa R5 noire. Il a un peu de retard. Il est en tenue de sport – il porte un survêtement rouge -, car le jeudi est jour de « sport de masse ». Il vient de s’asseoir. Alouna Traoré, qui rentre de mission du Bénin, prend le premier la parole. A peine a-t-il commencé que des tirs retentissent.
Alouna Traoré ne le sait pas encore, mais les tirs viennent d’un groupe de militaires qui a pris position autour du bâtiment où la réunion se tient. Le commando a abattu les gardes du corps de Thomas Sankara, sa garde rapprochée.
« Sortez ! Sortez ! Sortez ! » ,
Sankara ajuste son survêtement, se souvient Alouna Traoré, et les mains en l’air, il sort le premier de la salle. Aussitôt, il est froidement abattu sur le perron de la salle de réunion. Puis ses compagnons doivent sortir à leur tour, sous les injonctions des assaillants, les uns après les autres, par l’unique porte de sortie. Dans son témoignage, Alouna Traoré précise : « Tous ceux qui sont sortis ont connu le même sort que le PF, le président du Faso, alors même qu’ils avaient abattu celui qu’ils voulaient ».
Alouna Traoré est le dernier à sortir de la salle. « Je suis allé me coucher parmi ceux qui avaient déjà été abattus », dit-il. Puis il entend l’un des assaillants : « Y a un qui n’est pas mort, il faut le conduire dans la salle – [où l’on avait conduit d’autres membres du CNR, NDLR] ». Il le suit, pensant que sa dernière heure a sonné. « J’ai simplement demandé à celui qui m’escortait la permission d’uriner, après quoi je me disais que le temps était arrivé pour moi de partir. Mais non ! Il m’a poliment conduit à une salle où j’ai retrouvé certains collègues du Conseil de l’entente. Nous sommes restés dans la salle toute la nuit. Puis le matin, tout bonnement, on nous a demandé de rentrer chez nous ».
Trente ans après, Alouna Traoré ne sait toujours pas pourquoi il a été épargné ce jour-là. Il a fait plusieurs dépressions nerveuses. Il est marqué à jamais. Dans les différentes interviews qu’il a données à la presse, le rescapé n’a pas toujours donné les mêmes détails sur ce qui s’était passé ce jour-là. Il sait que son témoignage a été remis en question par certains. « Je suis un humain. Imaginez-vous l’émotion ! » Mais s’il reconnaît « quelques variances », comme il dit, il insiste sur l’essentiel : « Thomas Sankara a été abattu, assassiné les mains en l’air. Je dis bien les mains en l’air. Je m’en tiens au fait ».
En tout, treize personnes ont donc été tuées ce 15 octobre. Thomas Sankara, cinq participants à la réunion, cinq gardes : Emmanuel Bationo, Abdoulaye Gouem, Wallilaye Ouédraogo, Hamado Sawadogo et Noufou Sawadogo ; Der Somda, le chauffeur de Thomas Sankara ; et un gendarme, Paténéma Soré, venu distribuer un courrier, qui a également trouvé la mort ce jour-là.
Le 15 octobre 1987, après les tirs. C’est la confusion à Ouagadougou. La radio nationale interrompt ses programmes et diffuse de la musique militaire. Puis le soir, entre 19h et 20h, un militaire en tenue lit un communiqué à la radio nationale. Il y annonce la démission du président, la dissolution du Conseil national de la Révolution et proclame la création d’un Front populaire dirigé par le capitaine Blaise Compaoré.
Quelques jours plus tard, un certificat de décès de Thomas Sankara est publié dans la presse. Un certificat selon lequel Thomas Sankara est « décédé de mort naturelle ».
Quant aux cadavres, ils sont enterrés en catimini, la nuit du 15 au 16, au cimetière de Dagnoen, un quartier à l’Est de Ouagadougou. Enterrés par un groupe de 20 détenus. Parmi les fossoyeurs, il y a Malick Yamba Sawadogo qui purge une peine de douze mois de prison. Aujourd’hui, il témoigne : « Nous étions en prison. Le régisseur a appelé le chef de poste pour demander à ce qu’on lui prépare vingt détenus pour une corvée. Et j’ai demandé à mon collègue Rasmané ici présent de faire la liste… dix-neuf plus moi. […] On est venus nous embarquer à la maison d’arrêt. On est passés d’abord au Conseil de l’entente prendre le matériel de creusage. C’était noir, on ne voyait plus rien… Et on nous a dirigés au cimetière de Dagnoen, ici… » Ce 15 octobre 1987, quand les détenus arrivent au cimetière, on leur demande de creuser une dizaine de tombes. Puis les treize corps arrivent. « C’est la raison pour laquelle vous voyez dix tombes alignées, deux tombes en haut et une tombe avancée, celle de Thomas Sankara. Nous avons reconnu tout de suite le président Sankara, se souvient Malick Yamba Sawadogo. Il était couvert de sang, il avait le corps criblé de balles. Essentiellement à la poitrine. Quand nous avons reconnu ce corps de Thomas Sankara, tout le monde était glacé au cimetière. » Les corps sont enterrés en pleine terre. Sans dalle, sans natte, sans cercueil.
« Nous avons reconnu tout de suite le président Sankara. » Témoignage de Malick Yamba Sawadogo, le fossoyeur. Aujourd’hui, trente ans après, les herbes ont envahi le cimetière de Dagnoen. Les treize tombes ont été démolies, en mai 2015, pour exhumer les corps et procéder aux analyses ADN. A l’emplacement de la dalle de Thomas Sankara, il ne reste sur le sol qu’un petit morceau de la sépulture où l’on peut encore lire « président ».
Ramsané – Ramsané Tiendrébogo -, l’homme qui a préparé la liste des fossoyeurs est là, lui aussi. Aujourd’hui pour RFI, il raconte pour la première fois ce qu’il a vécu cette nuit-là. Il avoue qu’il avait peur de parler. « On ne sait jamais ce qui peut arriver. » Mais il se souvient : « Tous les détenus ont su que c’était le président comme ça. Il n’y avait rien. C’était un corps comme les autres, posé, avec sa tenue de sport rouge. Il y avait du sang sur son corps. Tellement qu’on ne pouvait pas savoir si c’était des balles… C’était la nuit. On a creusé et on l’a mis dedans. » L’image reste. Ineffaçable. « On le voit encore posé. Comme je suis avec vous, je le vois encore posé devant nous comme ça. Nous ne pouvons pas oublier. »
« Il y avait du sang sur son corps. Tellement qu’on ne pouvait pas savoir si c’était des balles… » Témoignage de Rasmané Tiendrébogo, un autre fossoyeur.
Aujourd’hui, Malick Yamba Sawadogo regrette que l’Etat n’ait pas mieux protégé le site : « Même si on ne ramène pas son corps ici, que ce soit protégé pour l’histoire, ne serait-ce que par respect pour d’autres morts ». Puis il raconte l’histoire d’une vielle dame qui habitait à côté du cimetière et qui venait chaque jour entretenir la tombe. A sa mort, elle a été enterrée juste à côté de Thomas Sankara.
L’histoire, la mémoire… Les Burkinabè n’ont pas oublié « Thom Sank ». Ils ne peuvent pas. Ils ne veulent pas. Le 15 octobre 1987, Thomas Sankara avait 38 ans. Sams’K Le Jah en avait 16. Il était au lycée quand un surveillant lui a dit, ainsi qu’à ses camarades de classe, qu’il y avait des coups de feu en ville, qu’il fallait rentrer. Le porte-parole du mouvement Le Balai citoyen se souvient : « Quand tu fermes les yeux, tu revois le film. Chacun a son film du 15 octobre ». Lui a pris son vélo. Il devait passer par le camp Sangoulé Lamizana.
La route était déjà barrée. « Il a fallu trouver des détours. Je suis rentré un peu tard. C’est des moments qu’on ne peut jamais oublier. Jamais. » Sams’K a vu des gens pleurer. « C’est certain qu’il y en a qui ont fêté. Ça on l’a su un peu plus tard. Ceux qu’il emmerdait… mais pour la plupart des jeunes, c’était un choc ». Le lendemain, Ouagadougou est une ville morte. « Ouaga appartenait aux militaires qui venaient de gagner. Beaucoup de gens qu’on connaissait n’avaient plus de force pour faire quoi que ce soit. Il y avait quelque chose qui venait d’être brisé. »
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