Abdoulaye Bathily : « Il faut doter l’Union africaine d’un leadership crédible »

0
480

Rencontre avec un vieux routier de la politique sénégalaise et de la diplomatie internationale qui, à 69 ans, ambitionne de prendre la tête de la Commission de l’UA en janvier.

Jeune Afrique : Cinq candidats à la succession de Nkosazana Dlamini-Zuma… N’est-ce pas beaucoup et cela n’illustre-t-il pas les divisions du continent ?

Abdoulaye Bathily : Il ne m’appartient pas de commenter le nombre ou la qualité des autres candidatures. Ce que je peux vous dire, en revanche, c’est que ma propre démarche n’est pas dictée par les circonstances.

En tant que leader estudiantin, en tant que syndicaliste, en tant qu’universitaire ou en tant qu’homme politique, j’ai toujours été un ardent défenseur du panafricanisme. Je milite depuis longtemps pour la libération de notre continent. Mon itinéraire est un itinéraire de lutte, et si j’espère être élu à la tête de la Commission de l’UA, c’est pour pouvoir mettre en œuvre ce en quoi j’ai cru pendant toutes ces décennies.

Fin janvier, vous aurez notamment à affronter Moussa Faki Mahamat, le ministre tchadien des Affaires étrangères. On a beaucoup dit que cette candidature avait reçu l’onction de l’Algérie, qui voit en votre propre pays – le Sénégal – un proche soutien du Maroc… Que répondez-vous ?

Ce que je sais, c’est que le président de la Commission de l’UA n’est pas là pour défendre la politique étrangère de son pays. Ne prête-t-il pas un serment de neutralité lorsqu’il entre en fonction ? Pour ma part, je ne serai pas le porte-parole du Sénégal. Je veux être au service du continent. J’ajoute que ce serait une erreur de désigner un candidat en fonction de son pays d’origine. Seuls importent son profil, son expérience et ses compétences.

La confusion n’est-elle pas liée au fait que trois des cinq candidats occupent chez eux le poste de ministre des Affaires étrangères ?

Sans doute cela joue-t-il, c’est incontestable. Et sans doute faudrait-il à l’avenir réfléchir à un autre mode de désignation, de manière qu’il n’y ait plus d’amalgames.

On a quand même l’impression que cette élection donne lieu chaque fois à de redoutables luttes d’influence, surtout depuis la bataille qui a opposé Jean Ping à Nkosazana Dlamini-Zuma…

C’est vrai et je le regrette. Tout comme je regrette que certains tentent de faire de cette élection une lutte entre tel ou tel pays, telle ou telle région, tel ou tel bloc linguistique. Je ne veux entrer dans aucune de ces catégories. Je vous l’ai dit : pendant des décennies, j’ai été impliqué dans les luttes du continent, pas dans ce que l’on pourrait appeler des combats de coqs.

Et êtes-vous personnellement favorable au retour du Maroc au sein de l’UA ?

La question ne se pose pas. C’est l’article 29 de l’acte constitutif de l’UA qui détermine les conditions d’adhésion. Ces dispositions sont valables pour le Maroc. Quant à moi, si je suis élu, j’appliquerai la décision qui aura été prise par l’assemblée des chefs d’État.

Les pays membres de l’UA se divisent aussi sur la question de la CPI. Le Burundi, l’Afrique du Sud et la Gambie de Yahya Jammeh ont annoncé leur retrait. L’Afrique doit-elle, dans son ensemble, s’en retirer ?

L’adhésion au Statut de Rome est une démarche individuelle. Les pays ont souverainement décidé d’y adhérer. Si, individuellement, certains décident qu’il doit en être autrement, alors ce sera une décision de souveraineté que nous devrons respecter.

Je fais partie de cette génération qui a rêvé d’une Afrique où la justice serait enfin appliquée.

Pensez-vous qu’il faille en finir avec la CPI ?

Non, parce qu’il y a cette question, absolument essentielle, de la justice en Afrique. Je fais partie de cette génération qui s’est indignée contre la traite des esclaves, contre les déportations massives d’Africains, contre les massacres du temps colonial, et qui a rêvé d’une Afrique où la justice serait enfin appliquée. Il appartient à nos dirigeants de prendre leurs responsabilités à cet égard et de bâtir une Afrique en paix avec elle-même, une Afrique où la justice peut être dite.

La CPI, c’est un instrument parmi d’autres, au même titre que le TSSL [Tribunal spécial pour la Sierra Leone] ou que les chambres africaines extraordinaires qui ont été chargées de juger Hissène Habré. Mais si la question est de savoir si oui ou non, plus de cinquante après les indépendances, nous pouvons assister les bras croisés à des massacres et à des violations des droits de l’homme, alors la réponse est non. Et CPI ou pas, l’UA doit être capable d’innover en la matière.

Le dossier gambien va certainement se retrouver sur le bureau du futur président de la Commission. Avez-vous été surpris par le revirement du président sortant, Yahya Jammeh ?

Je ne le connais pas personnellement mais, oui, j’ai été surpris. Accepter sa défaite aurait été un signe d’élégance et de responsabilité. Dans n’importe quel pays, les résultats des élections doivent être acceptés par tous, surtout quand les règles du jeu sont convenues à l’avance.

La Cedeao n’a pas exclu une intervention militaire. N’y a-t-il pas d’autres moyens de ramener Jammeh à la raison ?

Nous verrons. Mais c’est un fait que la Cedeao a eu à gérer de très graves crises dans le passé, que ce soit au Liberia, en Sierra Leone ou au Mali, et qu’elle a une expertise certaine en la matière. Je n’ai aucun doute qu’elle saura trouver en son sein l’énergie et la fermeté nécessaires pour que cette page sombre de l’histoire gambienne soit rapidement tournée.

Autre dossier chaud : celui de la RD Congo, sur lequel l’UA a d’ailleurs eu du mal à se faire entendre ces derniers mois. Les élections doivent maintenant être organisées avant avril 2018. Le pays peut-il tenir jusque-là ?

C’est un dossier que j’ai eu à suivre pendant près de deux ans et demi, en tant que représentant spécial du secrétaire général de l’ONU pour l’Afrique centrale. Il est évident que, de par ses prolongements régionaux, cette crise est l’une des plus importantes qui se posent aujourd’hui sur le continent.

La RD Congo est l’épicentre de toutes les fragilités en Afrique.

La RD Congo est l’épicentre de toutes les fragilités en Afrique, et les acteurs politiques congolais, du côté du pouvoir comme dans l’opposition, doivent faire preuve de responsabilité et trouver un compromis. Ce n’est pas quelque chose de facile, le compromis ; j’en ai fait l’expérience tout au long de ma carrière politique au Sénégal et croyez bien que j’ai dû en faire, des concessions ! Mais c’est quelque chose d’indispensable si l’on veut mener à bien une transition pacifique et démocratique.

L’opposition congolaise doit-elle, dans son ensemble, participer au dialogue ?

C’est mon souhait, oui.

Êtes-vous de ceux qui pensent que la communauté internationale – Occidentaux en tête – se préoccupe trop des affaires congolaises ?

Je dirais que l’intérêt est à la mesure des enjeux géopolitiques et géostratégiques. Toutefois, il appartient aux Congolais de trouver des solutions endogènes à cette crise.

Dans une interview que vous nous aviez accordée fin 2014, vous aviez dit avec force votre attachement à la bonne gouvernance et au respect des Constitutions… Pourrez-vous afficher la même liberté de ton si vous êtes élu en janvier ?

Mais ce sont des principes auxquels l’UA elle-même, dans son acte constitutif, affirme son attachement ! Même s’il est vrai que par le passé elle a parfois été prise en défaut en n’ayant pas toujours été en adéquation avec les aspirations des peuples africains…

L’UA n’est pas toujours très audible, ni à l’intérieur ni à l’extérieur. Comment y remédier ?

Il faut la doter d’un leadership crédible, parce que l’UA a besoin d’hommes et de femmes dévouées qui ne voient pas en elle qu’un tremplin vers d’autres postes. Il faut aussi lui donner les moyens financiers de ses ambitions.

Un exemple : l’UA est de presque tous les sommets internationaux, mais ce sont ses partenaires étrangers qui tiennent les cordons de la bourse ! Cette question est, depuis plusieurs années, au centre des préoccupations, mais il est essentiel que les propositions formulées à diverses reprises soient enfin appliquées. L’Afrique doit s’affirmer comme acteur de son propre destin.

Jeune Afrique