À la recherche du changement pas encore perdu (3): l’approche transactionnelle ou l’autopsie des intérêts de la France et de l’armée togolaise

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« Si la France ne veut plus de moi, vous n’aurez qu’à me le dire ; je partirai tout de suite. » Propos attribués au Général Eyadéma dans les mémoires de Jacques Foccart.

Si l’on demandait à un physicien pourquoi, 32 ans après l’avènement du multipartisme, la lutte pour le changement politique n’a pas encore abouti au Togo, sa réponse, sans aller dans les subtilités politiques, serait celle-ci: c’est parce que la « puissance de l’action » pour le changement est inférieure (<) à la « puissance de la réaction » (ou de la résistance) contre ce changement.

En d’autres termes, malgré les efforts fort louables fournis par les Togolais pour le changement politique (que certains appellent « alternance »), ceux qui résistent à ce changement ont jusqu’ici déployé plus d’efforts pour contrecarrer cette quête du changement ; il s’agit d’efforts internes et externes, endogènes et exogènes, financiers et non financiers, militaires et non-militaires, de manière brute ou subtile. C’est aussi le constat que ferait toute personne qui pose pour la première fois un regard sur la dynamique du changement politique au Togo.

Cette présentation du problème est utile parce que si l’on fait l’effort de vraiment cerner les contours ou les piliers de la « force de réaction/résistance contre le changement », il est tout à fait possible d’atténuer la puissance de cette résistance et éventuellement de la surmonter. Au Togo, la force qui contrecarre le changement politique a deux piliers : la France et l’armée togolaise.        

Approche transactionnelle : « la France par-ci, l’armée par-là »

Depuis sa naissance en 1963, le régime militaire togolais a toujours opéré sur la base de deux références inébranlables:

  1. La sauvegarde des intérêts politiques, économiques, financiers et culturels d’une puissance étrangère : la France. La France a favorisé la naissance du régime militaire en 1963 sur les cendres de l’unique régime civil de notre histoire.
  2. La défense des intérêts et privilèges d’un corps de métier : l’armée du Togo, les FAT. C’est derrière les intérêts de l’armée que se sont greffés d’autres intérêts au fil du temps : ceux des membres de la famille présidentielle, ceux des responsables du parti présidentiel (les « barrons », les « caciques »), et ceux de certaines personnes influentes de la vie publique togolaise (politique, économie, social, culture, arts, etc.)

La sauvegarde des intérêts français protège le régime de toute déstabilisation venant de l’extérieur, et assoit sa légitimité en tant qu’interlocuteur auprès des acteurs internationaux. La protection des intérêts principaux et accessoires de l’armée togolaise permet au régime de faire face à tous les risques de déstabilisation politique sur le plan intérieur.

Les intérêts (privilèges) de la France et ceux de l’armée togolaise sont donc deux puissantes barrières au changement politique au Togo. Les intérêts de ces deux acteurs sont imbriqués.Une solution durable à la crise politique du Togo pourrait être celle qui pose les intérêts de ces deux acteurs noir sur blanc (l’autopsie des intérêts), interroge sur l’impact que le changement politique aura sur ces intérêts et propose des actions concrètes qui accompagnent la perte relative ou absolue de certains intérêts et des  privilèges qui leur sont attachés. En retour, on amoindrit la force que ces barrières constituent sur le chemin du changement politique.

C’est donc une « transaction » car on pose le problème en termes de pertes et de gains tangibles des acteurs qui résistent au changement politique. Une transaction est définie dans le dictionnaire Merriam-Webster comme« une action ou une activité de communication impliquant deux parties ou des choses qui s’affectent ou s’influencent réciproquement.»Cette approche est pertinente parce que la conservation du privilège est le seul langage que comprennent les individus mû par les intérêts particuliers plutôt que par l’intérêt collectif, ce qui est le cas des tenants du régime militaire togolais.

L’approche transactionnelle n’est ni électoraliste, ni éthique, ni idéaliste ; elle est pragmatique car elle reconnait et procède sur la base de l’existence de pertes et de gains des acteurs engagés dans la poursuite d’objectifs contradictoires : d’un côté le maintien du statuquo politique, et de l’autre côté la quête du changement politique et la fin de ce statuquo. Elle repose sur l’hypothèse que généralement, les hommes qui jouissent de privilèges parfois indus ou non-mérités choisissent de négocier le maintien de certains privilèges sur le long terme, quitte à en perdre une partie et à créer des conditions pour gérer cette perte, plutôt que de tout perdre en s’arcboutant sur la totalité de ces privilèges (jusqu’auboutisme).

Partant donc de ce constat, la problématique des intérêts et privilèges acquis sous le régime militaire est l’élément moteur de l’approche transactionnelle.

  • Cela suppose d’abord que l’on fasse autant que possible un inventaire de ces privilèges, collectifs ou individuels (de haut niveau), mérités ou pas, octroyés directement par le régime militaire ou tirés indirectement par des acteurs du fait de leur proximité avec le régime.
  • Cela suppose ensuite une analyse sur les effets que le changement politique aurait sur chaque catégorie de privilèges.
  • Cela suppose enfin que l’on détermine et mette en avant les solutions à ces pertes éventuelles de privilèges, ainsi que la gestion de ces pertes.

C’est lorsque l’on aura fait cet exercice que l’on inversera la force de l’action pour le changement et celle de la résistance contre ce changement ; de ce fait, l’on pourra avoir dans le camp du changement certains de ceux qui aujourd’hui encore s’y opposent au nom de leurs privilèges.

Le nœud gordien de la lutte pour le changement politique au Togo, c’est la préservation (ou la crainte de la perte) des privilèges acquis par certains acteurs connus et anonymes sous le long règne du régime militaire. L’approche transactionnelle est donc une solution possible au dénouement de ce nœud, pour peu que les forces engagées pour le changement consentent à lui donner une chance.

Pour appuyer la nécessité d’ancrer les solutions à notre longue crise politique sur la gestion des intérêts de la France et de l’armée, je vous laisse avec ces propos qu’aurait tenus le Général Gnassingbé Eyadema , selon les mémoires de Jacques Foccart, l’ancien « Monsieur Afrique » de l’Élysée, l’homme qui aurait dirigé le Togo par téléphone à partir de 1967 : « Si la France ne veut plus de moi, vous n’aurez qu’à me le dire ; je partirai tout de suite. » Les désirs de la France sont, à notre corps défendant, le moteur de l’histoire du Togo.

C’est dire que toute solution politique qui fait abstraction ou refuse de poser un regard critique, courageux et dépassionné sur les implications que le changement politique aura sur les intérêts de la France, est une solution dont l’échec est garanti. Pour les intérêts et privilèges de l’armée togolaise, cela se passe de commentaire : c’est un must.

A. Ben Yaya

New York, le 24 octobre 2022

Source : icilome.com